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Au bout de la nuit
de Tiffany White

Chapitre 1: Page 1

La tour Eiffel se dressait, impressionnante sentinelle de fer, en fond derričre l'homme dissimulé au milieu de la foule des touristes.
Avec son jean serré, son T-shirt qui soulignait son imposante musculature et sa mâchoire carrée bleuie par une barbe naissante, il évoquait quelque voyou en quęte d'un mauvais coup.
Ses yeux au bleu de fjord, aussi froids que la glace qui les cernait en hiver, scrutaient la jolie femme qui observait les amateurs de roller faisant la démonstration de leurs talents sur le parvis. Il cherchait ŕ croiser une fois encore son regard, mais elle se dérobait sans cesse.
Quelle importance qu'elle ne répondît pas ŕ ses śillades insistantes ? Aprčs tout, ce n'était qu'une question de temps. Bientôt, trčs bientôt, il ne se contenterait plus de la suivre.

Il agirait.

– Qui est ce super beau mec ?

Zoé soupira avec lassitude. Encore une fois, son amie Lauren-Claire était fascinée par un représentant du sexe opposé. Depuis qu'elle partageait un appartement avec elle, ce devait ętre la centičme fois qu'elle l'entendait juger un homme séduisant.

Les deux jeunes femmes s'étaient rencontrées six mois auparavant lors d'un cours de dessin au musée des Arts décoratifs. Zoé venait d'arriver ŕ Paris, espérant de la Ville lumičre qu'elle lui éclairât les idées, lui permît d'y voir clair en elle, et de faire le point sur son mariage parti ŕ vau-l'eau. Le goűt prononcé du flirt, chez Lauren-Claire, Parisienne jusqu'au bout des ongles bien qu'originaire de Bordeaux, l'amusait toujours, męme si elle l'estimait futile.

– Nous l'avons déjŕ vu, ce gars, je te dis, Zoé. Il est vraiment extra. Hélas, c'est toi qu'il fixe...

– Arręte de divaguer.

– Je ne divague pas ! Cela fait plusieurs jours qu'il nous suit. Ou plutôt qu'il te suit, toi, et... Flűte ! Il a disparu.

Zoé eut un petit rire.

– Pur produit de ton imagination !

– Absolument pas. Quand un homme est beau, je le repčre ŕ des kilomčtres. Dommage qu'il soit parti : j'aurais vraiment aimé que tu le voies... pour que tu prennes garde. Il est bourré de charme. Un charme trouble. Méfie-toi.

– Entendu, acquiesça Zoé pour avoir la paix. Et maintenant, si nous allions déjeuner ? Et quand je dis déjeuner, cela signifie pas de McDo ni de milk-shake ŕ l'américaine !

– Oh, Zoé, sois sympa... Tu sais que j'adore ça...

Plus jeune que Zoé de dix ans, Lauren-Claire se comportait encore comme tous ses contemporains de vingt ans : elle vénérait les fast-foods et autres importations de la civilisation américaine. Mais pour Zoé, ŕ trente ans et venant de New York, il y avait plus plaisant ŕ attendre de Paris qu'un hamburger. Toutefois, elle décida de couper la poire en deux pour ne pas décevoir son amie.

– Ecoute, on va dans un restaurant traditionnel, je mangerai une superbe entrecôte, mais tu pourras avoir les frites. D'accord ?

– Bon. Mais je prendrai une glace avec de la sauce au chocolat chaud.

Une heure plus tard, satisfaites toutes les deux, elles rentraient dans leur appartement de l'île Saint-Louis. Sur le chemin du retour, Lauren-Claire babillait comme ŕ l'accoutumée, exprimant ses ręves de rencontre avec Clint Eastwood ou Paul Newman.

– Tu comprends, ce sont des hommes inouďs, aux yeux bleus, mais bleus... Tiens, comme ceux du type qui te fixait tout ŕ l'heure. J'espčre qu'il se manifestera de nouveau, celui-lŕ, parce que je tiens ŕ ce que tu voies son visage. Pour l'admirer et... pour que tu te méfies, répéta-t-elle. On ne sait jamais ŕ qui l'on a affaire...

Le lendemain matin, assise sur les marches du Sacré-Cśur ŕ Montmartre, Zoé faisait le portrait au fusain d'un client, un monsieur âgé dont c'était, lui avait-il expliqué, le premier voyage dans la capitale. Il examina avec satisfaction le portrait dčs que Zoé l'eut achevé, et la paya en lui laissant en sus un généreux pourboire.

– Tu as vraiment du talent, constata Lauren-Claire qui était venue la rejoindre et regardait maintenant le dessin par-dessus l'épaule du provincial.

– Mmm. Dommage que ça ne rapporte pas davantage... Vivre ici est sacrément onéreux.

– Oui, mais quel plaisir ! Si tu savais le nombre de beaux mecs qui sont passés devant moi, pendant que j'attendais que tu aies fini... Nulle part ailleurs il n'y en a autant...

Pendant qu'elle parlait, elle suivait d'un regard appréciateur trois étudiants scandinaves, blonds comme les blés.

Zoé secoua la tęte discrčtement. Romantique Lauren-Claire... Quelle chance elle avait d'en ętre encore ŕ ręver de rencontrer le grand amour... Elle, elle avait fui son pays dans l'espoir que l'éloignement déclencherait quelque révélation en elle. Sur ce qu'elle désirait réellement, ce qu'elle attendait de la vie.

Et de son couple.

De ce point de vue, Paris lui avait paru la ville parfaite pour repartir de zéro, que ce fűt dans sa tęte ou dans son existence. Lauren-Claire avait raison : ici, d'infinies possibilités d'aventures s'offraient ŕ chaque instant. Sa liberté nouvelle la grisait tant qu'elle ne l'avait pas encore mise ŕ profit. Mais cela ne saurait tarder : son mari se trouvait ŕ six mille kilomčtres... Sans doute débordé de travail. Un policier, ça n'avait pas d'horaires réguliers, s'obstinait-il ŕ lui expliquer quand elle pestait pour le repas, amoureusement préparé et encore gâché, encore brűlé, encore refroidi... Il prenait ses fonctions le matin ŕ 7 heures, et elle ne le revoyait que tard le soir, aprčs de longues heures de solitude. Si seulement elle avait su que sa vie serait aussi triste avant de se marier !... Mais elle était trop jeune pour se figurer ce que serait une union avec un policier passionné par son métier. Pleine d'illusions, elle s'était imaginé des soirées en tęte ŕ tęte devant la cheminée, ou dans un petit restaurant italien. Ręves déçus de gamine attardée...

Tout eűt été différent s'il avait accepté qu'elle travaille ! Mais non. Il la voulait entre ses quatre murs, disponible ŕ toute heure qui lui convînt, ŕ lui.

Et la situation avait empiré quand il était monté en grade. A partir de ce moment, des enquętes l'avaient éloigné de la maison plusieurs jours d'affilée. Et lorsqu'il rentrait enfin, il s'effondrait sur le divan, épuisé, se montrait taciturne, et avalait un sandwich devant la télévision. Elle montait alors se coucher et guettait avec émoi son pas lourd de fatigue dans l'escalier. Mais lorsqu'il rejoignait leur chambre, c'était pour s'endormir dans la minute...

Ainsi, les jours s'ajoutant aux jours, toujours semblables, ils étaient devenus de parfaits étrangers.

Jusqu'ŕ ce que la dispute éclate.

Triste et amčre, Zoé avait, un soir, tenté d'expliquer ŕ son mari qu'il aurait pu se montrer tendre et, surtout, lui faire l'amour. Elle était jeune, sensuelle, elle l'aimait et avait besoin de retrouver ces nuits d'extase qu'il lui avait offertes au début de leur union. S'il se refusait ŕ ętre un compagnon, un ami, en d'autres termes un mari ŕ part entičre, qu'au moins il soit un amant. Pour que, pendant son absence, le corps repu de bonheur, elle souffre moins de la solitude grâce ŕ des souvenirs brűlants.

Mais il n'avait rien compris. Ce qu'il avait traduit de ses reproches, c'était qu'elle désirait avoir « un » amant. Un autre homme. Quelqu'un qui la comblerait sexuellement. Et qu'elle vivait dans l'illusion de la rencontre qui l'abreuverait de caresses du crépuscule au matin, et s'évaporerait l'aube venue.

Il n'était qu'un partenaire normal, lui, arguait-il. Il se sentait incapable de satisfaire les fantasmes qu'elle nourrissait ! Et si elle n'était pas ŕ męme de comprendre que les obligations du métier de policier étaient incompatibles avec celles d'une femme trop exigeante, eh bien, il n'y pouvait rien.

Sur ces mots, il avait quitté la maison en claquant la porte, pour n'y pas revenir de la nuit.

C'est ainsi que, le matin venu, ŕ bout de nerfs et de désespoir, elle avait fait sa valise et réservé une place sur le premier vol en partance pour Paris, ville de tous les sortilčges.

Peu aprčs son arrivée, elle s'était inscrite en faculté pour occuper son temps, et avait rencontré Lauren-Claire lors du premier cours. La jeune fille lui avait proposé trčs vite de partager son appartement trop grand pour elle seule, et d'alléger ainsi son loyer.

Depuis ce jour, Zoé travaillait le dessin sous la houlette d'un vieux professeur et gagnait sa vie en faisant le portrait de touristes dans la rue. Ses cartons sous le bras, elle retrouvait Lauren-Claire en fin d'aprčs-midi et en sa compagnie rentrait ŕ l'appartement pour se changer et se reposer avant leurs sorties nocturnes. Elles faisaient le trajet en métro, comme en cet instant oů Lauren-Claire, assise sur un strapontin, chuchotait ŕ son oreille :

– Regarde : il est encore lŕ !

Dressant la tęte, Zoé aperçut un homme qui, de dos, avait la dégaine de Belmondo dans A bout de souffle : jean collant, T-shirt qui laissait voir des bras musculeux, épaisse chevelure sombre aux vagues harmonieuses.

– Tu es sűre que c'est lui, le męme ?

– Sűre. Il te suit quasiment tous les jours.

Effectivement, lorsque, aux environs de 18 heures, elles franchirent la porte cochčre de l'hôtel particulier au dernier étage duquel elles habitaient, dans un ancien grenier aménagé, Zoé aperçut au bout de la rue la silhouette désormais familičre. Allait-il leur emboîter le pas jusqu'au cinéma des Champs-Elysées oů elles avaient prévu d'aller ?

Bien qu'émoustillée, Zoé se sentit inquičte et décida de prendre un taxi. La prudence l'emportait sur le petit frisson d'excitation déclenché par cet inconnu qui paraissait ne pas vouloir la quitter d'une semelle. Que lui voulait-il ? Si c'était lui faire un brin de cour, il n'avait qu'ŕ l'aborder. Ou lui faire porter des fleurs, puisqu'il connaissait son adresse. Bref, il n'avait qu'ŕ se comporter normalement au lieu de se cantonner ŕ cette attitude suspecte, qui était tout ŕ la fois flatteuse pour elle, mais aussi angoissante.

Grâce au taxi, elle échappa ŕ son suiveur et ŕ l'anxiété qu'il générait en elle. En compagnie de Lauren-Claire, elle assista ŕ la projection d'un film français d'Art et d'Essai, somme toute assez ennuyeux, puis proposa d'aller dîner au Bistro Romain.

Sitôt assise ŕ une petite table au fond de la salle et en dépit de la cohue qui régnait, elle vit l'homme.

Installé seul derričre un bac de plantes vertes, il la fixait sans discontinuer. Cela la mettait si mal ŕ l'aise qu'elle pria Lauren-Claire d'échanger leurs places. Maintenant, elle tournait le dos ŕ son admirateur, et pouvait donc savourer son carpaccio.

Elle avalait une gorgée de vin rosé quand l'une de ces marchandes de fleurs qui hantent les restaurants s'arręta devant elle avec son panier plein de roses rouges.

– Non, merci, commençait-elle quand la jeune fille l'interrompit.

– Je crois que vous n'avez pas le choix, mademoiselle : le monsieur qui est lŕ-bas m'a acheté toutes mes roses et m'a demandé de vous les remettre.

– Le monsieur ? Quel monsieur ?

– Celui-lŕ, lŕ-bas et... Oh, il est parti...

Effectivement, le bac de plantes vertes ne dissimulait plus personne.

– Bon, voilŕ quand męme vos fleurs, fit la jeune fille en posant sur la table une douzaine de roses au parfum délicat.

Puis elle s'en fut.

Zoé ne prit męme pas le temps de la réflexion. Elle se leva et alla jeter les fleurs dans une poubelle qui, sur le dessus, faisait office de cendrier.

– Tu es folle ? interrogea Lauren-Claire, l'air effaré. Ces roses auraient été fort jolies, sur la table de la salle ŕ manger !

Une pointe de regret piqua Zoé. Mais il était trop tard. Elle ne fouillerait pas la poubelle pour récupérer son cadeau, tout de męme ! Et puis, ces roses rouges lui rappelaient trop de mauvais souvenirs : au début de leur mariage, son mari lui faisait présent des męmes fleurs pour se faire pardonner ses interminables absences. Toujours des roses, des roses, des roses !

Songer ŕ lui la rendit mélancolique, et elle écourta le repas, refusant de prendre un dessert.

– J'aime mieux rentrer, Lauren-Claire. Je suis fatiguée.

– Comme tu voudras. Mais c'est dommage : il y avait une super soirée aux Bains et...

– Vas-y, si tu veux. Moi, je vais me coucher.

Et ręver de l'inconnu... Evoquer ses cheveux noirs et son visage aux traits un peu durs, ŕ la mâchoire carrée mangée d'une barbe de trois jours. Imaginer son corps musclé contre le sien...

Non. Elle n'était pas une femme célibataire, libre de ses mouvements. Un mari existait, de l'autre côté de l'Atlantique. Peut-ętre restait-il quelque chose ŕ sauver des cendres de son couple. Ce ne serait pas en se jetant dans les bras du premier venu, si séduisant fűt-il, qu'elle les ranimerait.

Mais tout de męme, ce parfum de mystčre, de danger, que l'insistance de l'homme avait fait naître était bien excitant.

Comme ce paquet entouré d'une faveur que Lauren-Claire venait de poser sur le canapé oů elle s'était laissée tomber dčs son arrivée dans l'appartement.

– C'est pour toi, Zoé. Il y a ton nom sur une carte.

– Oů as-tu trouvé ça ?

– Sur le palier. Mais tu étais si pressée d'entrer que tu n'y as pas pręté attention. Combien tu paries que c'est ton admirateur inconnu qui l'a déposé lŕ ?

Un frisson traversa Zoé. Ainsi, l'homme savait exactement oů elle habitait. Sans hésiter, il était monté au quatričme étage et avait laissé cette boîte ŕ son intention.

Un instant, elle envisagea que ce fűt un cadeau expédié d'Amérique. Non. Dans ce cas, le papier d'emballage eűt porté son adresse et des timbres. Or, lŕ, il n'y avait que son prénom.

– Tu ne l'ouvres pas ? s'impatienta Lauren-Claire.

– Et s'il contenait une bombe ?

– Ne sois pas bęte. On entendrait un tic-tac.

– Je doute que de nos jours toutes les bombes soient de fabrication artisanale ŕ partir d'un réveil...

– Oh, arręte ! Je vais l'ouvrir, moi !

Prestement, Lauren-Claire dénoua le ruban de satin et souleva le couvercle. Un chandail apparut. En cachemire beige, d'un aspect merveilleusement mślleux.

Comme hypnotisée, Zoé le fixait sans le toucher.

– Allez, essaie-le ! l'encouragea Lauren-Claire.

– Non. Toi. Et regarde s'il n'y pas de lettre dessous.

Lauren-Claire s'exécuta, fouillant d'abord le vélin de protection, puis enfilant le pull-over.

– Un ręve ! C'est aérien, doux comme du duvet, et chaud... mais chaud... On pourrait rester nue lŕ-dessous en plein hiver.

Puis elle se déshabilla et tendit sa nouvelle possession ŕ Zoé, qui bougonna :

– Je n'en veux pas.

Cela lui coűtait de rejeter ce fabuleux présent. Cela faisait des années qu'elle ręvait de posséder un chandail de cachemire, mais le prix l'avait toujours rebutée. Décidément, l'inconnu lisait en elle, pour avoir aussi bien ciblé son choix.

Car ce ne pouvait ętre que lui le généreux donateur. Qui d'autre ? Elle ne connaissait personne ŕ Paris, en dehors de Lauren-Claire et de quelques étudiants du cours de dessin. Aucun d'entre eux n'avait le profil d'un amoureux transi qui se serait donné la peine de se renseigner sur ses goűts et de faire ensuite l'emplette d'un objet aussi cher... pour se borner ŕ le déposer sur son palier sans rien exiger en échange.

Et pourtant, celui qui lui avait offert ce somptueux tricot méritait bien un baiser... Voire deux.

Finalement, ętre l'objet de l'admiration d'un inconnu était fort plaisant. A condition que l'homme ne fűt pas un maniaque déguisé en adorateur romantique...

Elle chassa cette idée de sa tęte. Celui qui avait voulu qu'elle se sentît grisée en posant ses doigts sur la laine vaporeuse ne pouvait pas ętre un monstre mais au contraire quelqu'un de trčs raffiné. Et il méritait qu'elle le remerciât, męme s'il lui semblait indécent d'accepter un cadeau aussi onéreux.

Elle se leva et annonça :

– Je crois que je veux bien aller aux Bains, Lauren-Claire. Et je vais porter ce pull. Comme cela, męme si je ne danse pas, j'aurai l'impression que des mains chaudes me caressent délicieusement...

Lauren-Claire lui fit un clin d'śil coquin.

– Je crois que ton admirateur a voulu exactement ça. Que tu imagines ce que feraient ses paumes sur ta peau nue...

Se rendant compte que ses joues s'empourpraient, Zoé se détourna pour se défaire de son chemisier et de son soutien-gorge. Puis elle revętit le chandail..., retenant un soupir d'extase lorsqu'il entra en contact avec ses seins...

En dépit de la climatisation, une touffeur ŕ donner le vertige régnait dans la boîte de nuit des Bains. Ces danseurs en sueur qui s'agitaient sur la piste, ces corps pressés les uns contre les autres dans les recoins sombres et prčs du bar rendaient l'atmosphčre langoureuse. Et pourtant, la musique tonitruait, les lumičres clignotaient avec un tel éclat que l'ambiance eűt dű ętre follement gaie. Mais non. Elle était plutôt sensuelle, troublante. Peut-ętre parce que les gens étaient beaux, bougeaient de maničre lascive, dans des vętements sexy qui mettaient en valeur tous leurs atouts physiques.

Timidement, alors que, ŕ peine entrée, Lauren-Claire avait hélé quelques copains et se trémoussait déjŕ en leur compagnie sur un rythme brésilien, Zoé s'était réfugiée derričre un pilier. Elle se faisait toute petite, fuyant les regards masculins qui se posaient sur elle. Tout ŕ coup, une voix chuchota contre sa nuque :

– Voulez-vous danser avec moi ?

Elle ne se retourna pas tout de suite. Son pouls s'était emballé et une brusque moiteur mouilla son front.

C'était lui. Ce ne pouvait ętre que lui. Et il était américain.

Elle ressentit soudain une profonde honte : son corps la trahissait, mon Dieu ! Il réagissait avec trouble ŕ la perspective de se plaquer contre cet homme aux bras assez puissants pour la soulever et l'emporter – jusqu'oů ?...

– Je vois que vous avez mis le pull-over...

Elle ne s'était pas méprise. Son admirateur l'avait filée jusqu'aux Bains. Et il était bien l'auteur du cadeau.

– Je ne sais pas danser ça, répliqua-t-elle, sans bouger d'un pouce.

– Je vous apprendrai.

Cette fois, elle pivota sur ses talons. Le courage lui revenait.

Mais ce męme courage s'évanouit dčs qu'elle eut rencontré les yeux de son admirateur, vrillés aux siens. Les lumičres de la monstrueuse boule formée de fragments de verre qui tournait au plafond éclaboussaient ses pupilles d'éclats scintillants. Elle baissa les paupičres, se préparant ŕ secouer la tęte pour refuser fermement.

Pourtant, ce fut un hochement sans équivoque qu'elle lui adressa. Sans prononcer un mot, elle accepta son invitation avec une hâte fébrile et le laissa la prendre par la main. En silence, il la guida jusqu'au centre de la piste.

Et lŕ, au lieu de danser face ŕ elle comme elle s'y attendait, il l'enlaça...

Elle lui avait menti en lui disant qu'elle ne savait pas danser ce calypso exotique. Elle s'était entraînée, seule devant le miroir de sa chambre, il y avait mille ans de cela, quand elle vivait avec son mari... Mais elle avait toujours oscillé sans partenaire sur ce rythme envoűtant. Jamais un homme ne l'avait prise dans ses bras pour lui faire partager l'érotisme de ce tempo sensuel comme venait de le faire l'inconnu...

Une main sur sa hanche, l'autre contre son dos, il la pressait contre lui avec une audace qui lui coupa le souffle. Elle sentait ses reins s'arquer, faisant ployer les siens, onduler comme en un simulacre d'amour... qui se précisait davantage de seconde en seconde. Maintenant, elle pouvait mesurer l'ampleur de sa virilité et de ses exigences. Et elles étaient impérieuses. Seigneur, la hardiesse de cet homme était époustouflante ! Mais pour qui la prenait-il ? Pour une fille facile qui allait tomber sur sa couche dčs qu'ils auraient quitté la boîte de nuit... ?

A dire vrai, elle n'était pas loin de songer que ce serait délicieux de continuer ce duo loin de la foule, de mener la danse ŕ un paroxysme qui les laisserait tous deux le souffle court et la peau moite et...

Assez ! Jamais elle ne s'était comportée de maničre aussi... aussi... Mon Dieu, elle ne trouvait pas les mots. Un seul lui venait ŕ l'esprit : luxurieuse. Un mot démodé que jamais elle n'eűt pensé appliquer ŕ elle-męme.

Alors, profitant de ce qu'il s'était légčrement écarté d'elle pour la faire tourner, elle le repoussa ŕ deux mains et s'enfuit, le plantant au milieu de la piste.

Mais il la rattrapa tandis que, en nage, elle s'appuyait ŕ une table inoccupée. Son chandail de cachemire lui collait ŕ la peau et son parfum exsudait au travers de la laine.

Dressé devant elle, l'homme rejeta ses cheveux en arričre d'un mouvement de tęte, puis lui sourit. Un sourire dévoilant des dents parfaites qui auraient pu lui mordiller le lobe de l'oreille jusqu'ŕ ce qu'elle crie de plaisir.

Oh, voilŕ qu'elle recommençait ŕ divaguer ! Un verre d'eau glacée. C'était exactement ce dont elle avait besoin. Mais pas pour le boire. Pour se le vider sur le crâne. Et ensuite, un bain froid. Oů elle resterait jusqu'ŕ grelotter.

– Je vous raccompagne ? demanda-t-il de cette voix de basse qui lui arrachait des frissons tant elle était porteuse de promesses de sensualité.

– Non, sűrement pas.

Se haussant sur la pointe des pieds, elle regarda par-dessus son épaule et aperçut Lauren-Claire en pleine conversation intime avec un jeune homme blond. Serrée contre lui, elle lui chuchotait quelque chose ŕ l'oreille. Son amie se passait fort bien d'elle.

Alors elle contourna l'homme qui lui barrait le passage de toute sa carrure et se fraya un chemin vers la sortie, louvoyant entre les nouveaux arrivants qui s'efforçaient de franchir le barrage des videurs.

Par chance, un taxi qui venait de déposer des clients se trouvait devant la porte. Elle sauta ŕ l'intérieur, claqua la portičre et donna son adresse au chauffeur en ayant l'impression de quitter un navire en pleine perdition et de sauver sa peau.

– Alors ? Tu es enfin réveillée ?

Lauren-Claire était de retour ŕ l'appartement aprčs avoir effectué quelques courses dans le quartier : elle partait en vacances aux Etats-Unis le jour męme et, quoique ses armoires regorgent de vętements, elle avait tenu ŕ s'acheter une robe supplémentaire ŕ la derničre minute.

– Il est midi, tu sais, enchaîna-t-elle. Je me suis couchée plus tard que toi et pourtant, moi, je suis debout ! Je donnerais cher pour savoir comment tu as occupé ta soirée, coquine !

– Mmm... Rien de spécial, dit Zoé tout en avalant son café, trčs noir et trčs sucré.

– Regarde ce que j'ai trouvé dans une boutique de fripes de la rue de Rennes, dit Lauren-Claire tout en poussant de côté la robe de cocktail qu'elle venait de sortir de son sac.

Elle déplia sur le lit une veste de cuir passablement usée, qui aurait convenu ŕ un homme de prčs d'un mčtre quatre-vingt-dix, mais certainement pas ŕ une jeune fille aussi menue qu'elle.

– Il paraît que cette veste a appartenu ŕ Gary Cooper, enchaîna-t-elle. C'est chouette, n'est-ce pas ? Je vais l'emporter et...

– Lauren-Claire, sois réaliste ! Tu ne vas pas partager la vie d'un cow-boy męme si tu vas au Texas ! Fais donc honneur au bon goűt français en prenant de jolis vętements au lieu de te déguiser en vachčre ! Et si tu as besoin d'un lasso, tu en trouveras toujours un ŕ Dallas !

– D'accord, d'accord, admit la jeune fille. Mais je voulais ętre pręte si un beau gars genre Clint Eastwood croisait mon chemin et...

– A propos de chemin, il serait temps de prendre celui de l'aéroport, sinon tu vas manquer ton avion. Je t'accompagne.

– Mais tu n'es męme pas habillée !

– J'en ai pour deux minutes. J'ai déjŕ pris ma douche.

En un tournemain, elle enfila un T-shirt, un jean et des ballerines pendant que Lauren-Claire appelait un taxi.

Une fois dans le véhicule, elle ne put s'empęcher de scruter la rue par la vitre arričre. Nulle trace de son admirateur. Tant mieux. Mais tout de męme, ce petit pincement qu'elle ressentait au cśur était ennuyeux. Se pouvait-il que cette ombre d'elle-męme lui manquât ?

– Je t'ai vue, hier soir, pendant que tu dansais avec le grand type brun, dit Lauren-Claire. C'était lui, hein ? Celui qui te suit partout...

– Mmm.

– Ouah ! Il est extra. Et il danse... comme le diable. J'ai cru qu'il allait te faire l'amour sur la piste.

– Mmm.

– J'avais raison, tu vois, quand je te disais qu'il était vraiment canon.

– Mmm.

– Oh, flűte ! Tu n'as pas envie d'en parler, c'est ça ?

– Tu comprends vite...

– Bon, ça va. Je ne pose plus de questions.

L'air boudeur, Lauren-Claire se rencogna dans l'angle de la banquette. Zoé éclata de rire.

– Le sérieux ne te convient pas, affirma-t-elle.

– C'est vrai, répondit Lauren-Claire. D'ailleurs, je l'abandonne ! Je préfčre rire et ętre joyeuse. Et j'espčre que tu le seras aussi lorsque tu iras ŕ la boutique dont voici l'adresse.

Elle tendit un carton ŕ Zoé.

– Va lŕ-bas et récupčre ce que je t'ai acheté, reprit-elle. C'est un petit cadeau d'au revoir.

Spontanément, Zoé embrassa son amie.

– Tu n'aurais pas dű. Je te remercie d'ętre aussi adorable. Tu vas me manquer.

– J'y compte bien. Mais que veux-tu, puisque le cow-boy de mes ręves ne se manifeste pas ŕ Paris, je suis bien obligée d'aller le chasser sur son territoire...

– Bonne chance, et reviens-moi une belle bague de fiançailles au doigt.

– Hé ! Qui a dit que je voulais me marier ? Je veux vivre une romance. Que mon Clint Eastwood me joue de la guitare prčs d'un feu de camp, qu'il me fasse faire de longues chevauchées... et m'offre des nuits d'amour inoubliables. Mais me marier, ça, non ! Il existe sur terre trop d'hommes irrésistibles pour que je me lie ŕ un seul.

– On dit ça... On dit ça... et puis un jour, tout change.

– Pas de craintes ŕ avoir en ce qui me concerne. Cśur d'artichaut j'ai, et toujours j'aurai.

De retour de l'aéroport, Zoé se fit déposer par le taxi dans le quartier Saint-Germain-des-Prés : la boutique dont Lauren-Claire lui avait donné l'adresse se trouvait dans le secteur.

Il y avait foule sur les trottoirs en ce mois de juin ŕ la température estivale. Mais pas d'homme brun aux yeux bleus impressionnants et aux hanches moulées dans un jean qu'elle aurait reconnu entre mille.

Un peu honteuse d'elle-męme, elle se raisonna : comment pouvait-elle regretter ce macho ? Il était hypersexy, d'accord. L'exact opposé de son mari, qui ne s'habillait que de vętements confortables et informes et ne mettait jamais en valeur son physique, qui aurait pourtant fait bien des envieux. Mais, précisément : elle avait un mari. Donc aucunement le droit de fantasmer sur un autre homme. Elle était venue ŕ Paris pour faire le point sur sa vie, pas pour trouver un amant. Il fallait donc qu'elle cesse de dévisager les gens dans l'espoir de retrouver ce visage de statue grecque, ce corps qui s'était pressé contre le sien, la veille, aux Bains.

Elle marcha quelques mčtres ŕ l'aveuglette, puis se jugea stupide. Certes, elle ne devait pas chercher du regard son admirateur, mais elle pouvait tout de męme observer les vitrines !

D'autant plus que celle devant laquelle elle se trouvait correspondait ŕ la boutique indiquée par Lauren-Claire.

Oh, Seigneur, c'était un endroit fastueux ! Si Lauren-Claire avait choisi un cadeau pour elle dans ce magasin, elle avait dű dépenser une petite fortune ! Elle disposait de confortables revenus assurés par ses parents, d'accord, mais de lŕ ŕ les dilapider pour une amie, il y avait un pas qu'elle n'aurait pas dű franchir !

Mais foin de scrupules : Lauren-Claire l'avait fait. A elle, donc, Zoé, d'entrer maintenant dans la boutique. Toutefois, si elle avait su que ce serait dans ce genre d'endroit que la carte remise par Lauren-Claire la conduirait, elle se se...

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