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Les risques du plaisir
de Patty Salier

Chapitre 1: Page 1

_ Mais qu'est-ce qu'il fiche... ?

A l'oreille du Pr Rachel Smith, le téléphone sonnait dans le vide sans discontinuer. A mesure que l'attente se prolongeait, le bureau universitaire qu'elle partageait avec son amie le Pr Kim Woods lui paraissait de plus en plus étroit, étouffant, presque irrespirable. La démarche qu'elle s'apprêtait à faire était suffisamment délicate pour que ne vienne pas s'y ajouter le stress de l'attente et de l'incertitude, non ?

Les nerfs à vif, elle dit à Kim :

_ Il ne répond pas. Je ferais mieux de raccrocher.

_ Détends-toi donc un peu ! Tu ne lui donnes même pas le temps de venir jusqu'à l'appareil !

_ Tu plaisantes ? répliqua Rachel, comme la sonnerie s'entêtait à retentir de façon obsédante. On va se ridiculiser, à lui courir après comme ça ! Après tout, c'est lui qui s'est porté volontaire pour participer à cette enquête, c'est donc lui qui devrait se manifester !

Dominée par son impatience, elle se leva, luttant avec difficulté contre la tentation de reposer le récepteur. Et soudain, elle perçut le déclic tant attendu ! Alors, le cœur battant à cent à l'heure, elle chuchota d'une voix précipitée :

_ Il décroche... ! Allô ?

_ Résidence de Zane Farrell, j'écoute...

Pendant quelques secondes, Rachel resta muette. La voix inconnue, à l'autre bout du fil, venait de la surprendre par ses intonations. Des intonations graves, presque sensuelles, et un timbre chaud. Cette voix-là appartenait-elle à Zane Farrell lui-même ?

Comme elle tardait à se présenter, Kim lui fit les gros yeux, l'air de dire : « Alors, qu'est-ce que tu attends ? »

_ Euh... bonjour, balbutia-t-elle alors en tâchant de se reprendre. Puis-je parler à Zane Farrell ?

_ Vous m'apportez de bonnes ou de mauvaises nouvelles ?

Oh, mon Dieu, cette voix... Rachel n'avait qu'à fermer les yeux pour imaginer le sourire, l'humour discret qui en faisaient maintenant chanter les notes envoûtantes.

De nouveau, vaguement irritée, Kim la secoua et enclencha d'autorité le bouton de l'amplificateur pour entendre la conversation et réagir s'il le fallait.

_ Je suis le Pr Smith, reprit Rachel. De State University. Je téléphone à propos de l'enquête sur la sexualité que mène notre département de sociologie.

La voix emplit la pièce de sa tessiture ample, chaleureuse et moqueuse.

_ Une enquête sur la sexualité, dites-vous ? C'est une blague, j'imagine...

A ces mots, Rachel adressa à Kim un regard étonné.

_ Pas du tout. J'aimerais prendre rendez-vous avec M. Farrell, à son domicile. Notre premier entretien ne devrait pas durer plus de une heure.

_ Hé, minute, minute ! Vous voulez venir me voir chez moi pour me poser des questions sur ma vie sexuelle ?

_ Ah, vous êtes M. Farrell...

_ Lui-même.

_ Monsieur Farrell, vous vous êtes porté volontaire pour notre enquête en nous envoyant votre curriculum vitæ par e-mail, lui rappela-t-elle aussi posément que possible. Nous effectuons une étude sur les habitudes sexuelles des hommes célibataires des années 90. J'aimerais discuter avec vous de...

_ Pour quelle radio travaillez-vous ?

_ Pardon ? s'exclama Rachel, piquée de voir son sérieux mis en doute.

_ Allons, voyons, « professeur », répliqua Zane en ponctuant le dernier mot d'un rire railleur. Avouez. Vous êtes animatrice. Je brûle ? Et vous essayez de me faire parler de moi pour amuser vos auditeurs.

D'un geste agacé, Rachel se saisit du curriculum vitæ que Kim lui tendait.

_ J'ai bien affaire à Zane Farrell, 312 Crescent Road, Bel Air ?

_ Le nom et l'adresse sont exacts, répondit l'homme.

Baissant la voix comme pour murmurer un secret, il enchaîna :

_ Mais je refuse de vous communiquer la taille de mon...

_ Comment osez-vous ! s'écria Rachel, maintenant folle de rage. Ecoutez, monsieur Farrell, je ne cherche nullement à vous rouler. Et si vous cessiez de vous comporter comme un...

_ Rachel ! objecta Kim à mi-voix en arrachant le récepteur des mains de sa collègue. Tu représentes l'université.

_ Ce type me tourne en ridicule ! murmura Rachel entre ses dents serrées.

_ Persuade-le d'accepter un entretien, c'est tout, fit fermement Kim.

Prenant sur elle, Rachel s'empara de nouveau du récepteur et tâcha d'adopter un ton patient et professionnel.

_ Monsieur Farrell, dit-elle, j'ai votre curriculum vitæ sous les yeux. Vous avez obtenu une licence universitaire à 14 ans. Une maîtrise et un doctorat à 24 ans. Vous êtes aujourd'hui homme d'affaires, patron de PLT Corporation, Zantic Corporation et Afloment Industries. Exact ?

_ J'ai vraiment fait tout ça ?

_ Monsieur Farrell, poursuivit-elle, décidée à ne plus se démonter, vous avez faxé ce CV et nous en avons conclu que vous souhaitiez participer à notre étude. Néanmoins, si vous avez peur de...

_ Peur ? Qui parle de peur ?

_ J'essaie de comprendre vos réticences, monsieur, répliqua Rachel, satisfaite d'avoir enfin réussi à piquer son interlocuteur.

_ Je suis intrigué, c'est tout.

D'une voix basse, intime, il ajouta :

_ Me pardonnerez-vous d'avoir douté de vous, professeur Smith ?

Il y avait décidément tant de chaleur et de sensualité dans cette voix que Rachel sentit courir sur sa peau un irrépressible frisson. Elle avait l'impression que les lèvres de Zane Farrell effleuraient le récepteur, l'impression que son souffle lui caressait la joue.

L'impression aussi qu'il se moquait d'elle.

Quelles drôles de sensations, si contradictoires...

_ Il n'y a pas lieu de vous excuser, commença-t-elle, un peu hésitante.

_ Mais si ! Comment ai-je pu oublier un projet aussi important ? Je serai heureux de vous venir en aide dans toute la mesure du possible.

Kim décocha un sourire triomphant à Rachel _ qui ne le lui rendit pas. Son instinct lui soufflait que Zane Farrell se payait décidément sa tête.

_ Dans ce cas, pouvons-nous fixer un rendez-vous ? enchaîna-t-elle, anticipant déjà une réplique de bêcheur.

_ Que diriez-vous de... tout de suite ?

_ Tout de suite ? répéta-t-elle parce qu'elle ne savait que penser de cette soudaine précipitation des événements.

_ Je suis impatient de savoir à quoi ressemble votre questionnaire.

Mal à l'aise, Rachel adressa un regard à Kim, laquelle forma silencieusement la réponse : « Prends-le au mot ! »

_ Eh b-bien... je..., balbutia Rachel.

_ Parfait ! conclut Zane Farrell. Je vous attends.

Et sur cet accord expéditif, il raccrocha sans plus de cérémonie, laissant Rachel tout à fait déconcertée.

_ Allô ? Allô ! Monsieur Farell ? s'exclama-t-elle dans l'appareil... Kim, il a raccroché !

_ Oui, et alors ?

_ Alors, je n'irai pas ! dit Rachel.

Et elle rabattit vivement le récepteur avant de s'asseoir à son bureau, la tête dans les mains.

_ Oh, si, tu iras, affirma son amie. Le Département t'a chargée de cet entretien et tu ne vas pas te dérober.

Rachel leva vers Kim des yeux noirs de rage.

_ Mais tu l'as entendu ? Il s'amuse déjà à me compliquer les choses ! Il m'embrouille ! Il me trouble ! Nom d'un chien, ajouta-t-elle en donnant un coup de poing sur son bureau, je savais pourtant bien que cette enquête n'était pas du tout un sujet pour moi !

Elle pianota nerveusement sur le coin du meuble. Une douleur familière venait de la saisir au creux de l'estomac.

Kim l'observa un instant en silence.

_ Pas un sujet pour toi, hein ? dit-elle enfin d'une voix amusée. Alors que tu t'apprêtes à rencontrer quelques-uns des plus beaux partis des Etats-Unis ? Des types disponibles, peut-être beaux, peut-être riches, peut-être torrides...

_ Oh, arrête ça !

_ Tu dois oublier ce qui s'est passé entre toi et Kent, Rachel, poursuivit-elle plus sérieusement. Ça date d'il y a deux ans et ça ne doit plus handicaper ni ta vie privée ni ton travail.

_ J'ai oublié, j'ai oublié, je t'assure.

Et c'était vrai. Elle ne l'avait plus dans la peau.

_ Alors, pourquoi es-tu si réticente à l'idée de rencontrer un type formidable ?

Rachel voulut parler, mais les mots ne lui vinrent pas.

Elle se passa une main lasse dans les cheveux et soupira. Bien que Kim fût sa meilleure copine, elle ne lui avait jamais révélé la véritable raison qui avait amené Kent à annuler leur mariage trois jours à peine avant la cérémonie. Ce qu'elle avait appris sur elle-même à cette pénible occasion lui causait encore aujourd'hui trop de honte et d'humiliation pour qu'elle se confie.

_ Tu as raison. Je ferais mieux de ne pas faire attendre M. Farrell, dit-elle tout bas en saisissant sa serviette. Je ne voudrais pas qu'il attrape un mauvais rhume à prendre les dispositions qui s'imposent pour me communiquer la taille de son...

_ ... de son caleçon, Rachel chérie, coupa Kim avec malice, certainement de son caleçon.



Il grimpa quatre à quatre les marches du grand escalier, traversa les appartements de maître, ôta ses vêtements et les jeta, roulés en boule, sur le sol carrelé de la salle de bains.

Bon sang, l'appel du professeur lui avait complètement fait perdre la tête ! songea-t-il en souriant.

Il saisit une chemise fraîchement repassée et un jean propre, puis ouvrit en grand les robinets de la douche. Alors que l'eau jaillissait brusquement, la conversation qu'il venait d'avoir avec cette Rachel Smith défila à toute vitesse dans son esprit.

Une enquête sur la sexualité ? Lui qui ne parlait jamais de sa vie privée à personne, il avait accepté de participer à ça ? Il n'en revenait pas encore lui-même !

Bien sûr, il avait joué, et même flirté, avec le Pr Smith au téléphone, et ce qui était en train de lui arriver, il le méritait. Mais, au fond, au-delà de l'excitation amusée qu'il éprouvait, cette enquête froissait son sens naturel de la réserve, son respect pour l'intimité et la vie sexuelle. A quoi fallait-il s'attendre exactement : à de véritables questions sociologiques et anthropologiques, ou à des... indiscrétions ?

Trop tard pour tergiverser. Dans moins de vingt minutes, Rachel Smith serait là et il faudrait affronter son questionnaire.

Et l'affronter, elle. Car, il le savait, c'était la voix de cette jeune femme qui avait réussi l'exploit de l'attirer dans un tel traquenard. Dès les premiers mots, il avait perçu chez elle une espèce de nervosité extrêmement... séduisante. Compte tenu du sujet évoqué. Et elle lui avait donné l'envie diabolique de la provoquer selon cette règle classique et si vraie qui veut que le désir _ le désir brut, inexplicable, qui jaillit avant même qu'on ait conscience de son existence _ prenne souvent les formes de l'agressivité. Rachel Smith s'était cabrée aux premières piques, et il avait adoré cela. Oui, décidément, il adorait les intellectuelles farouches et rebelles...

Il ajusta à son goût la température de l'eau et, nu, se jeta sous la douche. D'habitude, la puissance du jet chaud contribuait à le détendre. Mais là, il comprit que ça ne suffirait pas. Le diable en personne avait décidé de se mêler de cette histoire. Il n'y avait plus qu'à espérer que le diable saurait aussi lui donner de l'inspiration quand tomberaient les questions du Pr Smith.



Rachel engagea sa Valiant vert d'eau à l'assaut de la route qui traversait le quartier huppé de Bel Air. Le vent automnal, en ce mois de septembre, s'engouffrait par les vitres ouvertes telle une bouffée de sirocco. Ce vent de Santa Ana, sec et chaud, n'était pas seul responsable, cependant, de la sensation d'accablante chaleur qui incommodait la jeune femme.

Tout en abaissant les bretelles légères de sa robe pour se donner l'illusion de respirer un peu mieux, elle pensa à la conversation qu'elle avait eue un moment plus tôt avec Zane Farrell. Le timbre grave, chaud de sa voix virile murmurait encore à ses oreilles, tout comme la troublait par bouffées le souvenir de l'humour suggestif dont il lui avait fait subir l'épreuve. Les émotions éprouvées lors de ce simple coup de fil n'avaient fait qu'augmenter sa nervosité déjà extrême vu l'imminence de l'entretien. Comment allait-elle trouver l'aplomb de poser à cet homme des questions personnelles _ intimes, même _ si déjà il lui faisait perdre ses moyens au téléphone ?

Tandis qu'elle traversait la vaste pinède où de luxueuses propriétés s'abritaient derrière de hauts murs, elle s'efforça de rester attentive à la conduite, délicate sur cette route sinueuse.

Elle finit par freiner devant une grille de fer forgé, qui lui parut aussi imposante que le pont-levis d'une citadelle. Elle signala son arrivée en pressant le bouton noir réservé aux visiteurs et croisa les doigts pour que tout se passe bien. Puis, avisant une caméra vidéo qui faisait le point sur elle dans un discret bruissement de zoom, elle remit instinctivement de l'ordre dans ses cheveux et chaussa ses lunettes noires. Cela fait, elle plaqua les mains sur le volant pour s'obliger à dominer sa nervosité et posa le pied sur l'accélérateur, prête à faire bondir la voiture dans l'allée.

Les grilles s'ouvrirent, livrant passage à la Valiant rugissante. Quitte à se jeter dans la gueule du loup, Rachel préférait le faire en conquérante. A vrai dire, ce n'était pas de la peur qu'elle éprouvait à pénétrer dans l'antre de Zane Farrell, cet inconnu. Non, plutôt une sorte d'inquiétante euphorie. Une excitation épuisante pour les nerfs.
Quelques secondes plus tard, elle descendait de voiture et se présentait devant la porte de la Résidence Farrell. Sa serviette de cuir au bout du bras, elle sonna. Et comme si on l'avait guettée, les doubles battants s'ouvrirent puissamment, presque violemment, ainsi que sous l'effet d'une main aussi autoritaire qu'impatiente.
_ Bonjour.
C'était lui. C'était certainement lui.
_ Zane Farrell ? demanda tout de même Rachel.
En cet instant précis, elle se félicita d'avoir chaussé ses lunettes noires. Au moins l'homme qui se dressait devant elle ne pouvait-il pas voir dans ses yeux quelles émotions la traversaient.
Et « se dresser » était bien le mot qui convenait... Un mètre quatre-vingt-dix au moins... Trente ans environ... Une présence incroyable... Un regard bleu profond, ironique, érotique... Ce type aurait pu faire se retourner sur son passage l'élite des top models de la planète.
Hélas.
_ C'est la bonne porte, répondit Zane Farrell avec un sourire ravageur. Ai-je quant à moi affaire au bon professeur ?
_ Eh bien, oui. Je suis Rachel Smith.
A présent, il l'enchaînait de son regard bleu intense, cherchant très visiblement à percer le mystère des lunettes noires... Bon sang, elle était comme clouée au sol par ce regard ! Et soudain, elle fut saisie par l'envie brutale d'effleurer des doigts les lèvres pleines de cet inconnu, ses cheveux noirs, son corps musclé et racé dont elle devinait la puissance sous la chemise et le jean.
_ Vous n'ôtez pas vos lunettes ? lui demanda-t-il, avec l'air mutin d'un galopin qui se cache derrière les buissons pour voir sa voisine prendre un bain dans la rivière.
_ J'ai les yeux fragiles, je vous prie de m'excuser.
Il hocha la tête et répliqua avec un sourire espiègle :
_ Je me savais éblouissant, mais là...
Laissant délibérément sa phrase en suspens, il croisa les bras et s'appuya d'une épaule contre le battant. Puis, il laissa son regard diabolique errer sur le visage de Rachel, sur sa gorge... Et elle eut l'impression exquise qu'un rayon de soleil venait de se glisser dans le décolleté de sa robe. Aussitôt, un fantasme s'imposa dans son esprit ; le temps d'un éclair, elle vit les mains de cet homme caresser son cou, ses seins nus...
Elle s'empourpra, effrayée de voir qu'une fois de plus cette part d'elle-même qui lui avait déjà causé tant d'ennuis menaçait de nouveau d'échapper à son contrôle. Pourtant, elle connaissait à peine ce Zane Farrell !
_ Alors, reprit-il avec le même sourire plein d'assurance, c'est vous qui allez braquer les projecteurs de l'investigation sociologique sur ma libido ? J'espère ne pas vous décevoir, ajouta-t-il plus bas en lui tendant la main.
_ La question n'est pas là, répliqua-t-elle en femme maîtresse de la situation. Mon opinion personnelle ne compte pour rien dans cette enquête. Je serai neutre.
Mais dès qu'elle eut glissé la main dans celle de Farrell _ une main virile, dont l'emprise était ferme et tiède _ elle sentit trembler ce qui lui restait de confiance en elle. Neutre, avait-elle dit ? Alors qu'un coup de fil, un regard, et maintenant une poignée de main lui faisaient l'effet d'une petite décharge électrique ? Allons donc, depuis quand, d'ailleurs, pouvait-elle rester « neutre » quand un homme lui plaisait à ce point ? Décidément, elle se maudissait d'être comme elle était. Que n'avait-elle reçu en partage la froideur de certaines femmes, leur imperméabilité à toute émotion charnelle... ? A l'université, elle croisait sans cesse, parmi les enseignants, des collègues qui, manifestement, avaient de leur corps comme de leur cerveau une parfaite maîtrise.
Elle dégagea sa main.
Zane Farrell en profita pour l'emprisonner de ses deux bras, en l'acculant au mur. A quoi jouait-il, exactement ? Il était si près d'elle, à présent, qu'il aurait pu l'embrasser...
_ Il fait chaud pour travailler, vous ne trouvez pas ?
_ Mon intention n'est pas de précipiter cet entretien, lui dit-elle d'un air de défi. Nous pouvons fixer un autre rendez-vous.
_ Surtout pas ! répliqua-t-il en faisant mine de respirer son parfum. Je suis très impatient de connaître la suite, au contraire.
Sur ces mots lourds de sous-entendus, il s'effaça, mais à demi seulement pour l'obliger à l'effleurer lorsqu'elle franchirait le seuil. Rachel ne fut pas dupe mais ne put éviter le piège. A son tour, tandis qu'elle passait, elle respira un parfum : musc, fougère, bois brûlé. Le parfum de l'Eternel masculin... Décidément, elle ne s'attarderait pas à Bel Air sans danger.
_ Voilà, bienvenue sous ce toit ! déclara-t-il en embrassant les lieux d'un ample geste du bras.
Puis il précisa de son ton de voyou :
_ Le personnel est en vacances. Nous sommes seuls. Mettez-vous à l'aise, je vais nous chercher une boisson fraîche.


_ Mais qu'est-ce qui te prend, mon vieux, qu'est-ce qui te prend ? se dit-il en passant fébrilement en revue le contenu du réfrigérateur.
Jamais il n'avait provoqué une femme de manière aussi éhontée. Jamais il ne s'était montré aussi direct. Non qu'il ait eu pour habitude de tourner autour du pot quand quelqu'un lui plaisait... Mais tout de même, en général, il y mettait un peu plus de mystère ! Il sourit de sa propre attitude, dépassé par la force qui le poussait à agir ainsi. Cette Rachel Smith le galvanisait. Ça avait commencé au premier mot qu'elle avait prononcé de sa belle voix rauque, un peu hésitante, un peu froide aussi. Elle déployait beaucoup d'efforts pour se montrer distante et elle y réussissait plutôt bien. Mais quelque chose trahissait en elle un.. .
... Un quoi, d'ailleurs ? Un « tempérament », comme on disait autrefois ? Oui, quelque chose comme ça.
En tout cas, elle ne devait pas laisser les hommes indifférents. Et cela ne tenait ni à sa beauté ni à ses formes. Ce n'était pas seulement physique. Cela venait de plus loin. Cela réveillait chez lui l'instinct archaïque de déployer toute son attraction sexuelle.
En attendant, le compartiment à boissons était vide... Exception faite d'un carton de lait demi-écrémé. Du lait ! Pas vraiment la boisson qui convenait à la situation !
Comment diable allait-il répondre à ce satané questionnaire, se dit-il en fermant le réfrigérateur pour s'y adosser. Le sourire aux lèvres, il songea qu'il n'avait guère la possibilité de se dégonfler, engagé comme il l'était déjà ! Pourtant, il se sentait drôlement nerveux. Une sorte d'appréhension mêlée d'excitation. Ça n'allait certes pas être facile de donner la réplique à cette fille irrésistible qui devait être aussi intelligente que sexy. Mais pour rien au monde il n'aurait échangé sa place contre celle d'un autre !

Rachel posa sa serviette de cuir sur la table basse en s'efforçant de recouvrer un rythme respiratoire normal. Elle avait envisagé le pire, et le pire se produisait : Zane Farrell était charmeur, beau, rompu au jeu de la séduction et il allait rôder autour d'elle comme un fauve guette sa proie tout le temps que durerait l'enquête. Et elle prétendait lui poser des questions sur sa vie sexuelle ? Alors qu'elle rêvait déjà d'en faire partie ?
Il fallait qu'elle se ressaisisse. Qu'elle se rappelle qu'elle jouait sa réputation mais plus encore celle de l'université et du département de sociologie. Alors, elle allait brider coûte que coûte sa nature et s'en tenir à ses objectifs.
Parce qu'elle avait besoin d'air, elle s'avança vers la baie coulissante, qui donnait sur une piscine paysagée comme un lagon, et laissa son regard vagabonder. Un Jacuzzi niché dans une source rocailleuse qu'abritaient des palmiers accrocha son imagination. Et de nouveau, elle décolla. Dans l'eau fraîche et turbulente, elle voyait sans peine Zane Farrell se fondre en elle et la porter vers l'extase. De ses bras solides, il la maintenait prisonnière et creusait ses reins avec une puissance et un tel art de l'amour qu'elle ne pouvait que se laisser faire et gémir de plaisir...
_ Que désirez-vous ?
La voix familière la fit sursauter, si proche de son oreille que Rachel confondit un instant son rêve et la réalité.
_ Que désirez-vous savoir, veux-je dire, précisa Zane Farrell en la contournant.
Elle tressaillit, suivit derrière l'écran noir de ses lunettes le regard bleu qui tournait autour d'elle comme une caméra au travelling implacable. Heureusement, un détail incongru dans cette situation si tendue fit diversion et permit à l'air de circuler de nouveau : Zane Farrell apportait deux verres de lait.
_ Du lait ? dit Rachel en réprimant un sourire.
Il prit un air désolé.
_ J'ai besoin de m'embrumer un peu l'esprit avant d'affronter votre questionnaire, répliqua-t-il.
Et il parut faussement gêné. Ce côté canaille, presque enfantin de sa personnalité, contribuait au charme qu'il exerçait sur elle, Rachel s'en rendait bien compte. Oui, il y avait chez lui un mélange explosif de virilité et de malice, de provocation et de sensualité pure qui le rendait incroyablement dangereux.
Zane Farrell était à proprement parler redoutable.
Elle soupira, soudain lasse, angoissée par l'épreuve qui l'attendait. Distraitement, elle accepta le verre de lait qu'il lui tendait et se perdit dans la contemplation indifférente du bleu lagon de la piscine. Elle avait toujours su que ce projet d'étude sur la sexualité n'était pas un sujet pour elle, qu'elle risquait de s'y brûler les ailes et d'y laisser, de surcroît, sa réputation scientifique... Pourquoi s'était-elle laissé fléchir ? Parce que l'insistance du directeur de département ne lui avait pas laissé de porte de sortie. Et parce que, même en dernier recours, il lui était impossible, à elle, d'exposer les vraies raisons de ses réticences...
_ Nous commençons ?
La voix de Zane Farrell avait pris une inflexion nouvelle _ une espèce d'étonnement tendre, de « Vous êtes sûre que ça va ? » qu'il n'aurait pas osé formuler. Alors, Rachel se rendit compte qu'elle était restée silencieuse suffisamment longtemps pour que cela parût étrange, et, très vite, elle revint à la réalité présente.
_ Avant d'entrer dans le vif du sujet, commença-t-elle en prenant sur elle-même, j'aimerais me faire d'abord une idée de votre personnalité.
Elle chercha ses documents dans sa serviette.
_ Vous avez donc obtenu votre doctorat à...
_ Harvard.
Elle trouva enfin le curriculum vitæ et fronça légèrement les sourcils.
_ Votre CV fait mention de Yale University.
_ Vraiment ?
_ Vraiment. J'aurais cru qu'un surdoué dans votre genre accorderait un prix tout particulier à ses distinctions universitaires...
_ Pas du tout. Le passé ne m'intéresse pas. Je l'oublie. Toute mon énergie est concentrée sur l'avenir. Par exemple, l'avenir de votre présence ici... Votre but n'est-il que d'étudier mon appétit sexuel pour l'espèce femelle ?
_ Votre environnement aussi m'intéresse, coupa sèchement Rachel, qui ne tenait pas à ce que Farrell l'entraîne sur le terrain où elle se sentait si vulnérable. Si vous me faisiez visiter la maison ?
Et elle le précéda, toujours protégée par ses lunettes noires. « Voilà, tiens-t'en aux choses concrètes, pensa-t-elle tandis qu'elle sentait peser sur elle le regard bleu de son hôte. Maintiens la conversation sur des sujets en rapport direct avec l'enquête. » Cela durerait ce que cela durerait. Elle ne voyait pas d'autre moyen de gagner du temps et de reporter à un autre rendez-vous le questionnaire proprement dit.
Mais Zane la rattrapa et se mit en travers de son chemin pour l'examiner longuement.
_ Je me trompe peut-être, dit-il enfin, mais... Est-ce que je vous mets mal à l'aise, professeur Smith ? Si c'est le cas...
Elle l'arrêta immédiatement.
_ Je me sens parfaitement bien. Pourquoi éprouverais-je un malaise à...
_ ... A m'interroger sur ce qui m'excite au lit ? acheva-t-il sans détour. C'est vrai, pourquoi ? Il n'y a pas de quoi faire des histoires après tout.
Elle avait buté sur les mots et il en avait immédiatement profité pour reprendre l'avantage en jouant la carte de la provocation. A présent, il la regardait avec un sérieux auquel il ne l'avait pas habituée jusque-là, comme s'il avait voulu lui dire : « Jouons cartes sur table, maintenant, tombez le masque et dites-moi ce que je vous inspire. » Avait-il plus de mal à la cerner qu'il n'y paraissait ? Cette pensée la réconforta. Qu'il doute. C'était exactement ce qu'elle cherchait.
Elle enfonça le clou.
_ Je pensais bien que ça se passerait comme ça, lâcha-t-elle sèchement en rangeant de nouveau les documents dans sa serviette.
_ Comme ça quoi ? répliqua-t-il sur le même ton.

_ Les hommes ne prennent pas au sérieux cette enquête, poursuivit Rachel, aussi froidement que possible. C'est leur côté demeuré mental. Dès qu'on leur parle sexe, ils débloquent. Figurez-vous, ajouta-t-elle en tournant les talons avec une assurance recouvrée, qu'un volontaire anonyme a prétendu faire l'amour cent fois par jour, huit jours sur huit.
Elle se retourna, ménagea son effet et lâcha avec un sourire méprisant :
_ Ce ne serait pas vous, par hasard, monsieur Farrell ?
Il ne lui répondit d'abord que par un sourire, lui aussi, nonchalant, presque décontracté. Puis, il abattit un jeu redoutable.
_ Je peux dire des folies, lorsqu'on me provoque, commença-t-il en avançant lentement vers Rachel. Par exemple, lorsque je fais l'amour avec une femme, j'en oublie où je me trouve, quel jour on est et même qui je suis. Voilà ce que j'aurais pu écrire dans le formulaire que vous m'avez envoyé, professeur.
A présent, il était à quelques centimètres d'elle, et il sirotait son verre de lait en la sondant de son regard bleu. Rachel sentait battre son cœur à toute allure ; de nouveau, toute confiance la quittait. Quel démon cet homme était-il donc pour trouver systématiquement les mots qui enflammaient son imagination et lui donnaient l'impression qu'une source d'eau chaude jaillissait au fond de son ventre ?
Il resta silencieux quelques secondes de plus, puis il ajouta avec la même suggestive insolence :
_ Est-ce que vous éprouvez la même chose, quand vous couchez avec un homme, professeur Smith ?
Elle ferma les yeux. Aurait-elle pu lui dire que le plaisir, pour elle, était comme un accès de fièvre _ violent, torride et dangereux. Que c'était le sexe, la sexualité, qui avait détruit son union avec Kent... ?
_ Relax, enchaîna Zane. Vous n'êtes pas obligée de répondre. Ce n'est pas le jeu de la vérité. Alors, je vous fais visiter la maison ?
_ A votre guise, répondit-elle dans un souffle.
_ Ne me tentez pas, répliqua-t-il en lui effleurant l'épaule avant de lui montrer le chemin.

Zane Farrell la mena le long d'un couloir carrelé à la mexicaine et son pas résonna de concert avec le sien, comme sous la voûte d'une cathédrale.
_ Vous vivez seul ? demanda-t-elle sur un ton professionnel, son bloc-notes et un stylo à la main.
Puis, craignant que cette question ne donne lieu à une nouvelle interprétation embarrassante pour elle, elle précisa maladroitement :
_ Je veux dire... c'est si vaste, ici.
_ Il n'y a que moi. Et vous, Rachel ? Vivez-vous seule ?
En l'entendant prononcer son prénom, elle fut parcourue d'un frisson. Zane s'immobilisa, s'adossant au mur pour la regarder avec un intérêt qu'il ne cherchait même pas à cacher. A quoi songeait-il exactement ? se demanda-t-elle.
Elle se redressa avec raideur, crispa les doigts sur sa serviette, attendant la suite.
_ Vous ne répondez pas ?
_ Ma vie privée n'entre pas dans le cadre de l'enquête, répliqua-t-elle.
_ Mais elle m'intéresse.
_ Je ne vois pas en quoi.
_ C'est pourtant simple. Les entretiens directifs, pour donner des résultats, exigent que le sujet soit détendu, afin qu'il livre le maximum d'informations utilisables. Vrai ou faux ?
_ Vrai, admit-elle en se demandant où il voulait en venir.
Il s'approcha sensiblement d'elle, et baissa la voix.
_ La confiance se partage, professeur Smith. C'est donnant donnant. Dites-m'en un peu sur vous et je vous en dirai beaucoup sur moi.
_ Soit, vous marquez un point.
Elle luttait pour conserver un maintien professionnel et distant. Mais au fond d'elle-même, elle chavirait. Le naufrage la menaçait de nouveau.
_ Je vis seule, tout comme vous, avoua-t-elle.
_ Une femme célibataire enquête sur la vie sexuelle des hommes seuls... Très intrigant. Par exemple, est-ce... ?
Elle l'interrompit avant qu'il ne dérape encore. Zane s'était exprimé avec une parfaite courtoisie, mais de toute évidence, la situation l'excitait.
_ Où mène ce couloir ? fit-elle.
_ Ce... ? Ah oui, la visite.
Hélas, Rachel eut beau s'évertuer à être attentive, elle ne put se concentrer sur les lieux que Zane Farrell lui faisait découvrir. De la spacieuse cuisine luxueusement équipée au jardin d'hiver où se prenait le petit déjeuner, en passant par l'élégante salle à manger, la bibliothèque ou la salle de projection privée, elle ne pensa qu'à une seule chose : Zane.
Alors qu'elle venait tout juste de le rencontrer, elle avait l'impression de le vouloir depuis toujours, de le désirer secrètement et sans le savoir depuis le début de sa vie. Et cette impression était insupportable.
L'arrachant à sa pénible rêverie intime, il lui demanda :
_ Eh bien, que pensez-vous du gymnase ?
Elle regarda autour d'elle : la salle au parquet vitrifié, les tapis de sol pour l'exercice, les appareils divers...
Zane, quant à lui, ne la quittait pas des yeux, comme si c'était d'elle seulement qu'il avait le regard occupé.
_ C'est extraordinaire..., murmura-t-il.
_ De quoi parlez-vous ?
_ De la femme exquise que j'ai sous les yeux.
Rachel s'accrocha à sa serviette comme une noyée à sa bouée de sauvetage. Que cherchait-il ? Que lui voulait-il ? Pourquoi poursuivait-il ce drôle de jeu ? Il aurait très bien pu pousser son avantage, tenter quelque chose, essayer de l'embrasser... Mais non, il préférait jouer avec elle comme un chat avec une souris.
Elle fixa les appareils qui l'environnaient.
_ Ce genre d'endroit est propice à tous les fantasmes, reprit Zane. C'est très érotique, un gymnase, pour qui sait se laisser aller.
_ Pas précisément, rétorqua Rachel froidement.
Et elle précisa avec une méchanceté calculée :
_ L'effort physique diminue l'endurance sexuelle et fait chuter la libido.
L'espace d'un éclair, elle crut voir frémir Zane à cette insinuation, et elle regretta d'avoir parlé à l'étourdie. Il allait passer à l'offensive, elle en était sûre.
_ Vraiment ? répondit-il d'une voix sourde. Après tout, c'est vous l'expert... Sachez néanmoins, poursuivit-il sans le moindre humour, que mes performances sexuelles ne s'évaluent pas dans une salle de gym, professeur Smith, mais dans un lit. En situation réelle. Je vous montre ?
Cette fois, elle allait le gifler. Elle leva la main et s'apprêta à frapper.
Il fut le plus rapide.
Il arrêta son geste, d'une poigne ferme et électrisante, en la rivant au sol de son intense regard bleu. Il était tout près d'elle, elle sentait son souffle devenu court lui balayer le visage. Tout son corps mâle était tendu, et il serrait malgré lui les mâchoires. Rachel ne respirait plus. Le temps semblait hésiter sur la conduite à adopter. Qu'allait faire Zane ?
A l'abri de ses lunettes noires, elle le vit laisser son regard glisser, errer sur sa bouche encore brillante du rouge à lèvres posé le matin. Elle songea étrangement que, si Farrell l'embrassait maintenant, elle allait laisser une marque pourpre sur sa peau. Il était troublé, à présent, Rachel le voyait à la brume qui voilait ses prunelles bleues. Il se laissait happer par l'envie d'un baiser, cherchait presque inconsciemment ses lèvres. Et il n'avait toujours pas lâché la main qui avait menacé de le gifler.
Ce fut à peine un effleurement, tout juste un soupir partagé. Un b...

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