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La vie ŕ tout prix
de Megan Brownley

 

Chapitre 1: Page 1

Mais que faisait-il donc? Pourquoi n'arrivait-il pas?

Tracey consulta sa montre.

Assise, genoux croisés, elle ôtait une poussičre imaginaire sur la jupe de son tailleur Chanel, dessinait des ronds dans le vide du bout de son escarpin Dior et comptait les minutes.

Bryan Adams était en retard d'un quart d'heure.

Pourquoi n'était-il pas, comme elle, arrivé en avance d'un quart d'heure?

En face d'elle, derričre son bureau du cinquičme étage de l'hôpital Davis Memorial, Joy Hampton était concentrée sur la rédaction d'un rapport. Le regard de Tracey, fixé sur elle, attira l'attention de Joy. Elle releva la tęte, le front barré d'une fine ride d'inquiétude.

– Du calme, Tracey.

Malgré le ton professionnel, Tracey la savait aussi anxieuse qu'elle, peut-ętre davantage.

– Je fais de mon mieux..., répondit-elle avec un sourire qu'elle espéra rassurant.

Il émanait de toute la personne de Joy Hampton, devenue son amie intime au fil de ces deux derničres années, une impression d'assurance immuable. Cela tenait peut-ętre ŕ la stricte coiffure courte de ses cheveux gris, conforme ŕ la posture rigide qui trahissait ses antécédents militaires, ou bien ŕ ses chaussures fonctionnelles assorties ŕ ses sévčres tailleurs de couleur neutre. En tant que coordonnatrice du programme des transplantations d'organes humains, Joy se devait d'ętre froide, efficace et détachée, mais si son pénible travail ne lui permettait pas d'extérioriser ses sentiments, Tracey la savait chaleureuse et compatissante.

– J'ai l'impression que vous n'approuvez toujours pas cette rencontre, Joy?

Joy retira ses lunettes cerclées de métal et se massa les paupičres. Son amitié avec Tracey exigeait la franchise, mais l'étrangeté de la situation rendait celle-ci presque impossible. Elle croisa les doigts de ses larges mains carrées.

– Ce n'est pas que je n'approuve pas...

Tracey la scrutait avec intensité, s'interrogeant sur son hésitation. Elle pressentait depuis longtemps que Joy lui cachait quelque chose.

– Il y a deux ans que votre fils est mort, Tracey. C'est uniquement dans l'espoir de vous aider ŕ recouvrer la sérénité que j'ai cédé ŕ vos pressions...

– Ce n'est pas la sérénité que je cherche! J'ai besoin de savoir que la disparition de Mark n'a pas été complčtement inutile. Puisque je ne peux pas le faire revivre, si au moins je pouvais... d'une certaine façon... donner un sens ŕ sa mort.

Sa maîtrise se fissurait, laissant filtrer le désarroi. Joy en souffrait pour elle.

– Ecoutez, dit-elle gentiment. Un homme a bénéficié de votre généreuse donation d'un rein et vous savez que la greffe s'est merveilleusement bien passée. Aujourd'hui, cet homme est vivant, grâce ŕ Mark. Cette certitude devrait vous suffire, Tracey. Pourquoi vouloir le rencontrer?

– Parce que je veux m'assurer par moi-męme que Bryan Adams la savoure, cette vie! Ne comprenez-vous pas? Puisque je dois me résigner ŕ la fatalité, je veux ętre certaine que la mort de Mark a réellement engendré un bienfait.

Non, Joy ne pouvait pas comprendre. Personne ne pouvait comprendre. Une fois de plus, Tracey consulta sa montre. Il était maintenant 10 h 20.

– Pourquoi ne vient-il pas?

– Je vous l'ai dit, Bryan Adams est... difficile.

C'était un euphémisme. Difficile, Bryan Adams l'était tellement que Joy avait éprouvé autant d'inquiétude que de surprise quand, au téléphone, il avait accepté ce rendez-vous. Elle ne l'avait appelé que pour apaiser Tracey, certaine qu'il allait refuser la rencontre, et s'était, bien malgré elle, trouvée au coeur d'un dilemme.

– Vous ne cessez d'employer ce mot. Mais je ne comprends męme pas sa signification. Que voulez-vous dire par « difficile »?

– Eh bien, qu'il est capable d'avoir changé d'avis, de ne pas venir, sans prendre la peine de se décommander.

– Mais pourquoi... pourquoi?

Pourquoi cet homme n'était-il pas aussi impatient qu'elle de faire sa connaissance? Son seul lien avec Mark...

Joy se leva et, lui tournant le dos, alla se poster devant la fenętre. La perspective de cette rencontre l'avait inquiétée depuis le début. Si seulement ce rein avait pu ętre donné ŕ un autre patient! Bryan Adams était la derničre personne capable d'apporter la paix de l'esprit ŕ qui que ce soit.

Elle se retourna et contempla la jeune femme qui semblait extérieurement si sűre d'elle et équilibrée. Mais Joy, qui l'avait connue dans les plus pénibles circonstances, savait que la subtile tristesse qui assombrissait son beau visage n'était pas une émotion passagčre. La douleur imprégnait ses traits en permanence, męme quand elle souriait, et en voyant son expression passer de l'inquiétude ŕ l'angoisse, Joy ne put réprimer un élan de sympathie. A quarante ans, Tracey Edwards avait encore tant ŕ vivre! Si seulement elle pouvait laisser le passé derričre elle...

En fait, Joy se reprochait d'ętre responsable du désastre dans son ensemble, y compris des espoirs irréalistes que Tracey entretenait ŕ propos de cet homme. Le programme de rencontres entre les familles qui donnaient et celles qui recevaient les organes n'en était qu'au stade expérimental. Jusqu'ŕ présent, l'administration interdisait tout contact de ce genre, mais ces derniers mois, le service avait été littéralement assiégé par les requętes de parents désireux de connaître ceux qui vivaient grâce aux organes de leurs défunts, et, plus rarement, de quelques greffés souhaitant remercier leurs bienfaiteurs.

Ce soudain intéręt avait été éveillé par une émission de télévision trčs suivie du grand public qui organisait de telles rencontres avec des résultats apparemment positifs, mais Joy Hampton avait longtemps hésité avant de tenter l'expérience. Elle avait craint exactement ce qui se passait pour Tracey: un transfert de faux espoirs qui ne pouvait conduire qu'ŕ de plus amčres déceptions, une affliction accrue, une souffrance morale supplémentaire pour les survivants, et de nouveaux arguments pour certaines associations qui jugeaient que la transplantation d'organes humains était un défi au Créateur.

Mais la pression croissante des familles donneuses l'avait finalement décidée ŕ tenter un programme pilote. Joy s'était alors engagée dans une rude bataille pour convaincre une administration hospitaličre réticente, et avait dű lutter encore davantage pour obtenir les fonds nécessaires.

En voyant Tracey si bouleversée, elle se demandait si ce programme pilote n'était pas la plus grosse erreur de sa vie.

– Souvenez-vous, j'ai toujours tenté de vous dissuader de le rencontrer. Je regrette que vous ne m'ayez pas écoutée. Bryan Adams est... extręmement difficile.

Encore ce mot, qui signifiait tant et si peu ŕ la fois! Tracey voulait en juger par elle-męme!

– Je vous en supplie, Joy, donnez-moi son adresse, ou son numéro de téléphone, n'importe quoi... que je puisse au moins lui parler...

Joy reprit place dans son fauteuil pivotant, les mains croisées sur son bureau.

– S'il ne veut pas vous rencontrer, nous ne pouvons pas le forcer, Tracey.

– Mais vous m'aviez dit qu'il était d'accord!

– Et maintenant, nous constatons qu'il a changé d'avis. Nous devons respecter sa décision.

Joy repensait ŕ leur conversation téléphonique. Bryan Adams avait paru normal, mais elle savait qu'il buvait beaucoup. Peut-ętre l'alcool expliquait-il son consentement inattendu, et aussitôt oublié?

– Si vous ne voulez pas me donner ses coordonnées, appelez-le. Appelez-le devant moi, lŕ, maintenant. Nous saurons au moins s'il est sorti de chez lui.

Joy finit par céder, compulsa son répertoire, composa le numéro, mais quelques secondes plus tard, navrée, elle tendait le combiné ŕ Tracey.

– Sa ligne n'est plus en service. Vous voulez vérifier par vous-męme?

Tracey n'avait pas besoin de prendre le récepteur. Elle entendait distinctement la voix enregistrée d'une opératrice, impersonnelle et monocorde, qui anéantissait son dernier espoir.

Bryan Adams sortit du réfrigérateur la troisičme, ou peut-ętre la quatričme bičre de la matinée, et retourna dans le chaos indescriptible du salon. Autrefois, le canapé en arc de cercle créait un coin intime autour de la cheminée. Aujourd'hui, le marbre de la cheminée était terni par manque d'entretien et le canapé disparaissait presque complčtement sous des piles de vieux journaux, dont certains n'avaient męme pas été ouverts, qui se répandaient sur les coussins damassés pour s'éparpiller sur la moquette comme une cascade figée. Les journaux se disputaient l'espace avec des vętements jetés lŕ, des chaussettes dépareillées, de vieux emballages de pizza oubliés, des canettes d'aluminium écrasées. Les cendriers débordaient de mégots et les cendres se répandaient sur les meubles anciens dont le bois patiné se ternissait ŕ présent d'une couche de poussičre et de miettes.

Bryan regarda vaguement en direction de l'écran de télévision oů passait une sempiternelle rediffusion de J'aime Lucy. Il connaissait la scčne par coeur et aurait probablement pu en réciter les dialogues de mémoire s'il en avait eu envie. Mais Bryan n'avait envie de rien. Et surtout pas de justifier son incurie devant son beau-frčre, Sam Matthews, assis sur une chaise qu'il avait lui-męme débarrassée, la mine aussi lugubre que possible.

– Tu as encore oublié de payer une facture, Bryan, ton téléphone est coupé.

Sam, banquier irréprochable dont les affaires étaient en ordre parfait, manquait totalement d'indulgence pour ceux qui négligaient leurs finances personnelles.

– Et pourquoi diable aurais-je besoin du téléphone?

Qui pouvait l'appeler? La famille, pour prodiguer ses conseils, d'anciens coéquipiers voulant lui prouver que la vie était belle, pleine d'occupations passionnantes qui n'attendaient que lui?... Ou bien encore cette nuisance ambulante, une certaine Joy Quelque Chose, du Centre de transplantation, qui prenait un plaisir perfide ŕ lui rappeler qu'il lui était redevable et que quelqu'un méritait sa reconnaissance?

De la reconnaissance... Sans le philanthrope qui lui avait légué ce maudit rein, il reposerait en paix, mort et enterré, soulagé ŕ tout jamais du poids de cette misčre!

Il se souvint soudain que la femme en question l'avait appelé la semaine derničre, avant que sa ligne soit coupée. Mais pour quelle raison? Il n'aurait su le dire, son cerveau n'avait pas enregistré une bribe de leur conversation. Il ressentait une sorte de délectation morbide ŕ oublier des événements aussi récents. Les souvenirs ŕ court terme ne s'envolaient-ils pas les premiers? N'était-ce pas un bon présage? En principe, la mémoire ŕ long terme ne tarderait pas ŕ suivre. Quelle pensée réjouissante!

D'un doigt, Sam remonta ses lunettes sur son nez – Lorrie s'inquičte. C'est pour elle que je suis venu.

Cet homme, une sorte de grand échalas, décharné et austčre, ne savait parler que de comptes en banque et de placements. S'il perdait un jour autre chose que de l'argent, il ne verserait probablement pas une larme. Bryan se demandait encore ce que sa soeur avait pu lui trouver, ŕ moins que leur couple ne confirme l'adage sur l'attraction des contraires.

– Je me doute que ce n'est pas pour le plaisir de me voir, dit-il, sarcastique.

Il s'assit sur l'accoudoir du canapé, passa une main sur son menton râpeux, puis dans ses cheveux, beaucoup trop longs, dont le contact n'était pas plus agréable. Il retira sa main. Quand avait-il confié pour la derničre fois sa tęte ŕ un coiffeur? Décidément, męme les souvenirs ŕ long terme commençaient ŕ s'estomper.

– Tu es sűr que tu ne veux pas une bičre?

Sam secoua la tęte d'un air dégoűté. Il n'était que 10 heures du matin et Bryan devinait aisément sa désapprobation. Tiré ŕ quatre épingles, dans son impeccable costume marron, son beau-frčre semblait hypnotisé par la vision des genoux qui saillaient ŕ travers les déchirures de son jean.

– Lorrie semble penser qu'il te reste quelques qualités pour remonter la pente.

– Heureux d'apprendre que quelqu'un apprécie encore mes capacités.

– Bon sang, Bryan! Si tu veux pourrir dans cet enfer nauséabond, c'est ton affaire! La mienne, c'est que ma femme s'inquičte ŕ en ętre malade.

Bryan avala une longue rasade, comme si la bičre pouvait lui apporter l'oubli immédiat. Il détestait faire du mal ŕ Lorrie. De six ans sa cadette, elle avait été sa supporter la plus assidue dčs ses débuts dans le base-ball. Depuis le collčge, elle n'avait jamais manqué un match, l'encourageant de ses cris et de ses applaudissements, et elle avait été la premičre ŕ le féliciter quand il était passé dans la catégorie des professionnels.

– Dis-lui que je me porte bien et que je l'embrasse.

Sam engloba d'un regard le désastre alentour.

– Elle ne cesse de répéter que tu étais différent avant l'accident, mais...

– Mais l'accident a tué mes enfants! hurla-t-il.

– Crois-tu que je ne comprends pas ce que tu ressens?

– Non! Non, tu ne comprends pas, Sam! Tu ne peux pas savoir!

– Bryan, personne ne peut éprouver la douleur ŕ ta place, mais je peux l'imaginer...

– Ce n'est pas de la douleur.

La douleur, on pouvait toujours l'engourdir, avec six bičres avant midi, trois paquets de cigarettes par jour pour embrumer le cerveau et la télévision vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour anesthésier les sens. Oui, il y avait toujours un moyen d'effacer la douleur. Si seulement il y avait un moyen d'effacer les souvenirs...

Sam s'agita, mal ŕ l'aise sur sa chaise.

– D'aprčs Lorrie, tu t'enfermes dans la culpabilité. Mais tu n'étais pas responsable de l'accident, Bryan. Tu n'avais aucun moyen d'éviter ce camion qui...

– Je ne veux plus en entendre parler! D'accord?

Il alluma une nouvelle cigarette avec son mégot et la grimace de son beau-frčre ne lui échappa pas. Aprčs tout, si Sam ne supportait pas la fumée, il n'avait qu'ŕ partir.

– Lorrie pense que l'accident t'a peut-ętre... commotionné.

Bryan le regarda, incrédule, les yeux écarquillés. Bien sűr qu'il avait subi une commotion! Le traumatisme s'ajoutait aux trois côtes cassées, ŕ l'épaule broyée, aux muscles froissés et aux entailles, mais ce n'était rien ŕ côté des lésions rénales. Sachant ce que ses reins avaient supporté, la commotion était le moindre de ses problčmes. Oh, Dieu! Pourquoi Sam l'obligeait-il ŕ repenser ŕ tout ça?

– Oů veux-tu en venir? Elle me croit bon pour l'asile?

– Voyons, Bryan, n'emploie pas les grands mots. Lorrie pense simplement que tu aurais peut-ętre besoin d'une aide... psychiatrique.

Sa soeur n'était pas la premičre ŕ faire la suggestion. Męme le facteur l'avait dit, et le livreur de journaux, et le représentant en encyclopédies... sans compter l'abominable Joy Machin Chose. Tout le monde semblait expert en la matičre.

– Ce n'est pas normal de se laisser aller comme ça, de ne pas payer ses factures, insista Sam. Tu es dans la pleine force de l'âge, tu respires la santé. As-tu idée de tout cet argent que tu as amassé, qui dort sur ton compte en banque et ne te sert absolument ŕ rien?

– Je me moque pas mal de mon argent!

Il aurait donné tout l'argent du monde pour retrouver ses enfants, il aurait donné sa santé, sa vie!

Il souffla un nuage de fumée en direction de son beau-frčre.

– Ce que je veux, c'est qu'on me fiche la paix.

Sam se leva, dissipant d'un geste la fumée devant son visage.

– Trčs bien...

Il se dirigea vers la porte d'entrée ouverte jour et nuit, qu'il pleuve ou qu'il vente. L'écran moustiquaire était tombé et restait dehors ŕ rouiller. Cette magnifique maison, que Bryan avait autrefois partagée avec sa femme Cynthia et leurs jumeaux de dix ans, Tammy et Randy, était maintenant vouée au délabrement. Malgré les éloges de Lorrie, Sam avait du mal ŕ imaginer que, deux ans plus tôt, cet endroit était le paradis. Il se retourna sur le seuil.

– Paye tout de męme ton téléphone, Bryan.

Bryan le regarda enjamber la moustiquaire, traverser le jardin oů l'allée disparaissait sous un fouillis de mauvaises herbes, et s'installer au volant de son Oldsmobile dernier cri. Ses doigts crispés écrasčrent la canette de métal dans sa paume. Puis il se détourna et fixa les yeux sur le téléphone. Quelle bénédiction de le savoir silencieux! Il ne risquait pas de le faire rebrancher. Ah, ça non, il ne risquait pas!

Tracey vit le chef cuisinier entrer en trombe dans son bureau, au deuxičme étage du Wilshire Plaza Hotel. Agacée de l'interruption, elle écarta l'annuaire téléphonique. Mettant ŕ profit chaque minute libre depuis le début de la semaine, elle avait commencé par appeler les vingt-trois Bryan Adams enregistrés, puis s'était attelée ŕ la liste d'une centaine de B. Adams, espérant découvrir une ligne qui ne serait plus en service.

François Micoulet était un petit homme chauve avec un nez d'aigle, la joue gauche balafrée d'une cicatrice qu'il se vantait avoir gagnée dans une rixe avec un mari jaloux. Suivant l'humeur, il pouvait se montrer charmant ou exécrable. Hélas, l'humeur ne semblait jamais en faveur de Tracey. Elle dut faire effort pour se rappeler que, malgré ses exigences et son caractčre versatile, cet homme était brillant. Le Fleur de Lis, le restaurant de l'hôtel, stagnait péniblement dans la bonne moyenne quand il l'avait pris en main pour le hausser au pinacle d'un cinq étoiles. Aujourd'hui, grâce ŕ lui, le Wilshire Plaza était un des rares hôtels restaurants de Los Angeles parvenu ŕ cet impressionnant statut, et Micoulet venait d'ętre élu Chef de l'année par l'Association des critiques gastronomiques pour la troisičme fois consécutive.

Brillant cuisinier, se répéta-t-elle pour s'armer de courage. Quelle revendication l'amenait encore, écumant de fureur, dans son bureau?

– Il y a trois mois, je vous ai formellement signifié que plus jamais je n'accepterai de laisser envahir ma cuisine! Faites-moi immédiatement disparaître vos barbouzes!

Quand il hurlait, son accent français était encore plus flagrant.

– Si je comprends bien, le service de sécurité est arrivé, dit tranquillement Tracey. Comme je l'ai expliqué ŕ la réunion du personnel, les agents du gouvernement auront autorité dans tous nos secteurs, avant et pendant le séjour du président.

– Je me moque du président des Etats-Unis! Vous, les Américains, vous n'avez aucun sens du protocole! En France, le chef est roi dans sa cuisine! Comment voulez-vous que mes cuistots travaillent quand vos pantins surgissent des placards et viennent scruter dans les fours! Qu'est-ce qu'ils croient? Que je cache des bombes dans mes marmites et des espions dans mes fourneaux?

Tracey essuya la tempęte en respirant profondément. Elle savait d'expérience que toute tentative de discussion raisonnable était inutile. Il n'existait qu'une seule façon d'apaiser le fauve: c'était de faire semblant d'agir selon son bon vouloir.

– Je vais essayer d'y remédier, François...

Elle appela son assistante ŕ l'Interphone.

– Connie, voulez-vous dire au chef de la sécurité que j'ai besoin de le voir, immédiatement.

François Micoulet repartit, aussi brusquement et aussi renfrogné qu'il était venu. Soulagée, Tracey rouvrit l'annuaire, et pointa d'un ongle impeccablement vernis le B. Adams sur lequel elle s'était arrętée. Elle composa le numéro, raccrocha sans un mot en entendant un répondeur téléphonique et passa au suivant, qui sonna une dizaine de fois. Apparemment, le correspondant n'était pas chez lui, mais sa ligne n'était pas coupée. Au numéro suivant, une femme lui répondit sčchement qu'aucun Bryan ne vivait lŕ. Tracey s'excusa et s'appręta ŕ enchaîner sur la liste quand l'Interphone bourdonna. Elle se pencha pour appuyer sur le bouton.

– Oui, Connie?

– Vous avez un appel sur la une.

– Passez-le-moi... Allô?

– Allô, Tracey? C'est Jennifer... Comment allez-vous?

Elle reconnut immédiatement le doux accent du Sud et refoula difficilement un tumulte d'émotions.

– Oh, Jennifer... Je vais... bien... Je suis trčs contente de t'entendre, ajouta-t-elle trčs vite pour remplir le silence gęné qui semblait déjŕ peser entre elles.

Il y avait des mois que Jennifer ne l'avait pas appelée. Tracey se demanda comment elle vivait maintenant, deux ans aprčs la mort de Mark, son amour d'enfance. Avait-elle toujours ces opulents cheveux blonds qui cascadaient jusqu'ŕ la taille? Et cette peau dorée, au bronzage parfait, ces dents parfaites, ces hanches parfaites qui remplissaient le jean juste lŕ oů il fallait?

– Oui, je suis vraiment contente que tu m'appelles, répéta Tracey. Cette année va ętre... particuličrement dure.

– Dure? répéta la jeune fille d'une voix soudain inquičte.

Tracey se mordit la lčvre. Jennifer aurait-elle oublié? Non, ce n'était pas possible...

– Mark aurait eu vingt et un ans et...

Et il devait courir le marathon de City of Angels. Depuis l'enfance, il s'était fixé pour but de gagner cette course-lŕ, comme son grand-pčre et son arričre-grand-pčre l'avaient gagnée, tous deux ŕ vingt et un ans, comme son propre pčre en avait ręvé avant que la guerre du Vięt-nam ne vînt bouleverser sa vie. Et quand Mark se jurait d'obtenir une victoire, il y parvenait. Tous ceux qui le connaissaient tenaient pour acquis que, l'année de ses vingt et un ans, il rapporterait la troisičme coupe scintillante qui viendrait rejoindre les deux autres sur le linteau de la cheminée. Qui aurait pu imaginer que Mark disparaîtrait avant d'avoir la chance de vaincre... la chance de vivre?

– Je... ne sais vraiment pas quoi vous dire... ŕ propos de Mark..., balbutia la petite voix désemparée.

Le silence qui suivit fut si intense que Tracey crut que la communication avait été coupée.

– Jennifer? Parlez-moi un peu de vous...



– Je... je voulais vous annoncer que... je suis fiancée.

Jennifer avait parlé dans un souffle. Le coeur de Tracey se serra. Elle fit un effort pour ne pas paraître atterrée.

– Fiancée? Oh... C'est une bonne nouvelle.

Bien sűr, elle avait toujours pensé que ce jour viendrait, mais pas si vite! Mark n'était mort que depuis deux ans, et Jennifer était si jeune, tout juste vingt et un ans, elle aussi... Mais Tracey se souvint qu'ŕ son âge, elle n'avait pas envie d'entendre les adultes bien intentionnés qui voulaient la dissuader d'épouser Steve avant la fin de ses études. A dix-huit ans, Tracey se sentait si sűre d'elle! Steve avait cinq ans de plus, et elle n'avait attendu que lui pendant ses années de lycée, alors qu'il se cachait au Canada pour éviter l'enrôlement militaire. Quand enfin il avait pu rentrer, il avait échappé au Vięt-nam, mais pas aux blessures. La culpabilité de ne pas s'ętre fait tuer sur le champ de bataille avait gravé des cicatrices aussi profondes que s'il y était allé. Quelle naďveté, ŕ dix-huit ans, d'avoir cru que l'amour pourrait lui redonner la confiance, la fierté qu'il avait perdues en refusant cette guerre insensée!

– Je... j'espčre que vous comprenez, Tracey. J'aimais vraiment Mark, vous savez. Il restera toujours mon premier amour. A quatre ans, je l'aimais déjŕ...

– Oui, je sais. Et Mark... aurait voulu que tu sois heureuse, Jennifer... Je le veux aussi... sincčrement.

C'était vrai. Avec la force de la jeunesse, Jennifer s'était arrangée pour rassembler les morceaux, continuer sa vie. Męme si c'était douloureux ŕ admettre, Tracey ne pouvait que s'en réjouir.

– Votre réaction me touche profondément, Tracey. J'avais si peur...

– Il faut laisser le passé derričre soi, répondit-elle, s'efforçant de mettre une note joyeuse dans sa voix. Alors, ŕ quand le grand jour?

– Le 10 juillet.

– Oh...

La veille de l'anniversaire de Mark.

Il y eut une nouvelle hésitation.

– Tracey... est-ce que vous viendrez? Cela me ferait tellement plaisir. Je... suis sűre que Tim vous plaira...

Les doigts de Tracey se crispčrent sur le combiné.

– Oui, bien sűr, Jennifer. Je viendrai, au moins ŕ la cérémonie...

– Oh, merci... merci infiniment. Je vous envoie tout de suite une invitation...

Aprčs avoir raccroché, Tracey resta le regard rivé sur la photo de Mark, ŕ l'angle de son bureau. Des cheveux blonds comme les blés, de grands yeux bleus rieurs, un visage plein de promesses, plein de vie... une vie fauchée dans un accident que la presse avait qualifié d'invraisemblable. Une remorque s'était dételée, était arrivée ŕ s'engouffrer dans un minuscule intervalle du rail de séparation pour passer de l'autre côté de l'autoroute et heurter de plein fouet sa voiture, détruire les ręves, bouleverser les vies.

Mais pas tous les ręves... pas toutes les vies. Une fois de plus, ses pensées la ramenčrent vers un certain Bryan Adams. Pourquoi, aprčs avoir accepté, n'était-il pas venu ŕ ce rendez-vous?

Cette question brűlante ŕ l'esprit, elle consulta sa montre. Elle avait le temps de faire une nouvelle tentative avant la réunion du personnel. Elle composa le numéro et attendit en pianotant impatiemment ŕ côté du clavier. A la quatričme sonnerie, elle s'apprętait ŕ raccrocher quand une voix de femme annonça: « Le numéro que vous demandez n'est pas en service actuellement... »

Le coeur battant ŕ tout rompre, elle encercla le nom sur l'annuaire et recommença l'appel pour s'assurer qu'elle n'avait pas commis d'erreur en le composant. La voix enregistrée fut comme une musique ŕ son oreille. Elle prit aussitôt un stylo pour recopier l'adresse: 5752 Cottonwood Terrace, Thousand Oaks. Thousand Oaks, une des banlieues les plus huppées de Los Angeles, se trouvait ŕ environ une heure de route de l'hôtel.

Et maintenant, quoi?

Elle savait oů le trouver, mais cela ne changeait rien puisqu'il ne voulait pas la voir.

Peut-ętre, mais elle voulait le voir.

 

Quelques jours plus tard, vers la mi-juin, la mčre de Steve l'appela. Męme aprčs tout ce temps, Tracey percevait toujours l'amertume de ses ex-beaux-parents qui la jugeaient plus ou moins responsable du décčs de leur unique petit-fils.

– Si seulement vous n'aviez pas divorcé! s'était lamentée sa belle-mčre au moment de l'accident.

Le reproche était clair. Ce jour-lŕ, Mark partait rendre visite ŕ son pčre, et si le couple ne s'était pas séparé, le fils ne se serait pas trouvé sur cette funeste autoroute.

Dans l'affliction des premiers mois, Tracey avait compris leur besoin d'imputer la faute ŕ quelqu'un, et elle l'avait toléré, peut-ętre parce qu'il était plus facile de porter le poids d'une culpabilité que de laisser des questions sans réponses. Mais deux ans s'étaient écoulés, et elle ne supportait plus d'endosser tous les torts. Elle aussi, avait besoin de trouver un sens ŕ cette mort absurde. Si seulement Bryan Adams pouvait lui apporter cette preuve vivante...

Aprčs un bref échange de civilités, Helen Edwards entonna l'éternelle litanie.

– Je n'ai aucune nouvelle de Steve... depuis des semaines.

« Probablement depuis des mois », songea Tracey.

– Je n'en ai pas non plus, mais je suppose qu'il va bien.

C'était un mensonge, bien sűr. Comment un homme pouvait-il aller bien, ŕ errer de ville en ville, sans but ni aspirations? Lors de son dernier appel, Steve lui annonçait qu'il quittait son travail pour « faire un peu de tourisme ». Sur le moment, elle avait voulu croire qu'il sortait enfin de la dépression, mais au fond, elle savait qu'il repartait dans une futile tentative d'échapper au passé.

– Il appellera, Helen, donnez-lui le temps...

Quand, aprčs avoir patiemment subi les lamentations d'usage, elle put enfin dire au revoir et raccrocher, sa propriétaire se présenta ŕ la porte, tenant d'une main un plat de cookies tout juste sortis du four et, de l'autre, une plante aussi pitoyable que sa belle-mčre. Tracey contempla les feuilles jaunies d'un air réprobateur.

– Vous l'avez encore trop arrosée, dit-elle d'un ton gentiment grondeur en emportant le pot sur le comptoir de la cuisine.

Mme Beecher était une femme adorable, débordant d'affection, ayant toujours un sourire pour tout le monde, de chaleureuses étreintes pour ses locataires et des fournées de biscuits plein ses placards. Chacun appréciait ses services, les enfants et les animaux raffolaient de ses gâteries, mais les plantes, elles, avaient besoin d'une certaine dose de négligence pour s'épanouir, et Mme Beecher les aimait ŕ les faire mourir.

– Oh, mon Dieu! Vous croyez? J'étais sűre de ne l'avoir arrosée que deux fois la semaine derničre...

Tracey sourit.

– C'est encore trop, madame Beecher. Celle-ci, je ne peux pas vous promettre de la sauver, mais je ferai mon possible.

– Et vous ferez des miracles, comme d'habitude, Tracey. Vous ętes une fée aux mains vertes... A propos, M. Davidson, du troisičme, a des ennuis avec son philodendron. Si vous pouviez l'aider? C'est un homme trčs bien... et célibataire.

Tracey ne put que rire. Sa propriétaire jouait les marieuses avec une telle franchise que c'en était désarmant.

– Dites ŕ M. Davidson qu'il m'apporte sa plante.

– Voilŕ une bonne idée!

Aprčs une affectueuse accolade, Mme Beecher repartit en courant, probablement vers le troisičme étage.

Tracey put enfin aller prendre sa douche, enfiler un peignoir de soie bleue et se lover dans les coussins moelleux du canapé. C'était son heure favorite pour se prélasser dans le salon. La grande baie vitrée lui offrait le glorieux spectacle d'un coucher de soleil dont les chauds rayons cuivrés semblaient embraser les gratte-ciel de verre et d'acier qui s'élançaient ŕ perte de vue. Bientôt, les lumičres de la ville commenceraient ŕ scintiller.

Elle prit le journal sur la table basse, parcourut rapidement les événements mondiaux et s'arręta avec un pincement de coeur sur les nouvelles locales. Un article sur le marathon de City of Angels l'attira comme un aimant. Un jeune universitaire, désigné comme favori, y était interiewé. A plusieurs mois de la course, il avait déjŕ commencé un entraînement intensif et se disait certain de gagner car c'était « son année ».

Tracey rejeta le journal. Non, c'était l'année de Mark. Ce devait ętre l'année de Mark...

Les deux trophées d'or des ancętres resplendissaient sur la cheminée. Steve, quant ŕ lui, s'était entraîné depuis l'adolescence pour perpétuer la tradition familiale, mais la guerre était arrivée avant qu'il eűt l'âge de réaliser son ręve, et il s'était exilé, par conviction, pour ne pas ętre obligé de tuer. Pour lui, la course ne représentait plus alors un acte de bravoure, courir s'assimilait ŕ la fuite et ŕ la lâcheté.

Etait-ce pour réconcilier son pčre avec le passé que Mark avait tant souhaité rapporter ce troisičme trophée dans la famille? Elle se rappela alors sa conversation avec son ex-belle-mčre.

« Oh, Steve! Je t'en supplie, appelle ta mčre! »

Mais la télépathie existait-elle?

Chapitre 2: Page 1

Une vague de chaleur s'était répandue sur Los Angeles. La canicule pesait comme une chape, et les fumées s'échappant des voitures bloquées dans les embouteillages enveloppaient la ville d'un voile gris jaunâtre étouffant.

Alors pourquoi Tracey se retrouvait-elle au volant de sa voiture, ŕ tourner dans Wilshire Boulevard en direction de Thousand Oaks au lieu de profiter d'une matinée libre dans l'oasis de son appartement ŕ air conditionné? Elle ne savait męme pas si le B. Adams en question correspondait au Bryan Adams qu'elle recherchait.

Elle aurait volontiers échangé son tailleur beige contre un short, mais elle devait superviser les derniers préparatifs de la réception qui serait donnée aprčs la conférence de presse du Président en fin d'aprčs-midi, et elle n'était pas sűre d'avoir le temps de repasser chez elle pour se changer. Malgré le pessimisme de Joy, elle espérait bien sympathiser avec le « difficile » Bryan Adams... qui la retiendrait peut-ętre ŕ déjeuner.

Ayant scrupuleusement repéré la route sur une carte, elle prit la sortie vers Janss Road. A bien y réfléchir, les chances de le trouver chez lui un mardi matin étaient pratiquement nulles. A moins qu'il fűt médecin, écrivain ou avocat... Une émotion lui serra la gorge. Mark voulait ętre avocat.

Enfin, elle ralentit ŕ l'approche du virage de Cottonwood Terrace. Bientôt, elle en finirait avec les spéculations. Elle saurait tout ce qu'elle voulait savoir sur Bryan Adams, c'est-ŕ-dire qu'il menait une vie heureuse, épanouie et riche. Peut-ętre était-ce le surmenage qui lui donnait parfois mauvais caractčre? Peut-ętre réservait-il jalousement tout son temps libre ŕ sa famille, sa femme et ses enfants? Ou bien faisait-il du sport, comme Mark? Ne serait-ce pas la plus merveilleuse des coďncidences, dans ce monde impitoyable?

Ragaillardie par cette pensée, elle appuya sur l'accélérateur...

Bryan avait oublié de payer l'électricité. Sans électricité, pas de télévision; le silence lui mettait les nerfs ŕ vif. Hier soir, il avait trébuché dans le noir ŕ la recherche d'un éclairage quelconque et avait fini par dénicher quelques restes de bougies et plusieurs lampes de poche dont aucune ne fonctionnait.

Mais le pire, c'était le réfrigérateur qui s'était dégivré pendant la nuit. Sa canette de bičre matinale était ŕ peine fraîche au toucher. Il fit sauter la languette, avala une longue rasade et grimaça. La seule chose qui avait encore de l'importance, c'était la température de sa bičre. Bryan l'aimait glacée. Quan...

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