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Un bébé inattendu

Marie Ferrarella

 

Chapitre1

      Shawn Michael O’Rourke se renfrogna sitôt qu’il fut sorti du pub irlandais qu’il avait découvert quinze jours après son arrivée à Bedford, en Californie. Il n’avait aucune envie de sourire, et il n’était plus obligé de feindre. Personne ne le voyait. Ses amis étaient tous à l’intérieur.
       D’ordinaire, boire un verre ou deux au Shamrock avec ses amis l’aidait toujours à oublier ses tracas. O’Rourke n’était pas un homme insouciant, mais il affrontait la vie avec ses bons et ses mauvais côtés, et allait de l’avant. La situation actuelle n’avait toutefois rien d’ordinaire. Il y avait de quoi s’inquiéter.
       S’inquiéter « pour de vrai », comme disait sa grand-mère.
       La petite pluie qui tombait lorsqu’il était entré dans le pub s’était transformée en déluge. Il remonta le col de sa veste, mais cela n’empêcha pas l’eau froide de mars de lui couler dans le cou. Il redressa les épaules, conscient que ce n’était pas la violence de cette averse qui l’accablait.
       Il existait sûrement un moyen.
       Il savait que s’il ne trouvait pas une solution, et vite, les rêves qu’il caressait depuis dix ans, tous les efforts fournis durant ces dernières années, seraient réduits à néant. Cela semblait injuste qu’un simple certificat de naissance ait un tel impact sur la vie d’un homme, son avenir et celui de sa famille.
       O’Rourke contourna le bâtiment au pas de course afin de rejoindre le petit parking du pub, plein ce soir-là.
       S’il était né de ce côté-ci de l’Atlantique, aujourd’hui, ce serait un jour comme les autres. Un jour de travail qui le rapprocherait du but qu’il s’était fixé. Au lieu de cela, ce jour le rapprochait de la date à laquelle il devrait partir, quitter ce pays, renoncer à ses espoirs et à ses rêves. Certes, il pourrait essayer de repartir de zéro chez lui, en Irlande. Après tout, c’était là-bas que ce rêve avait commencé à prendre forme dans son esprit. Mais matériellement, le rêve en question existait ici, dans un loft aménagé d’Industrial Plaza.
       Shawn Michael O’Rourke considérait l’Amérique comme le pays de toutes les opportunités. Il y avait trouvé tout ce qu’il cherchait : la formation qui lui était nécessaire, et les hommes pour financer son projet. Des rêveurs eux aussi qui ne se contentaient cependant pas de rêver, mais mettaient tout en œuvre — pour que leurs rêves se réalisent.
       Dans quatorze jours, tout cela ne signifierait plus rien. C’était la date limite. Plus que quatorze jours et il devrait quitter ces rivages pour retourner chez lui. Il grossirait la masse des rêveurs condamnés à l’échec.
       Grommelant des mots que sa défunte et sainte mère n’aurait guère appréciés, O’Rourke s’installa au volant de sa camionnette. Une rafale de pluie inonda l’habitacle, mais il referma la portière sans y prêter attention et mit le contact. Le ronflement du moteur fut accompagné par la musique du CD qu’il écoutait quand il s’était arrêté : une compilation de chansons des années 70 et 80. Il aimait tout ce qui était américain.
       Comme il sortait du parking, il se laissa envelopper par la voix de Gloria Gaynor, qui clamait son besoin d’amour. Il n’avait pas besoin d’amour, lui, mais d’un miracle.
       Les yeux rivés sur le pare-brise, O’Rourke fronça les sourcils. Il ne voyait pas grand-chose. Non pas à cause des soucis qui lui brouillaient l’esprit, comme il l’avait cru jusque-là, mais de la pluie, qui tombait de plus en plus dru.
       Il aurait pu continuer à boire au Shamrock, jusqu’à ce qu’il oublie tout et se sente bien. Mais cela ne lui aurait pas été d’un grand secours. Au matin, il aurait de nouveau été confronté à ses problèmes. Et avec une formidable migraine en prime !
       Or il fallait qu’il ait les idées claires. Bon nombre de responsabilités pesaient sur ses épaules. Et bon nombre de gens comptaient sur lui, tant ici qu’en Irlande. Des gens auxquels il tournerait le dos dans quatorze jours. Ils ne lui reprocheraient rien, mais il savait, lui, qu’il manquerait à son devoir envers eux.
       Bon sang, il y avait sûrement une solution…
       Sans même s’en apercevoir, il toucha la médaille de saint Jude qu’il portait, dernier cadeau de sa mère. Saint Jude, protecteur des causes perdues… Une cause perdue, voilà ce qu’il était autrefois. Jusqu’à ce qu’un déclic se fasse en lui et l’éloigne d’une existence superficielle et agitée pour le guider sur une voie stable. Sa mère prétendait que saint Jude avait fini par entendre ses prières. Il pensait plutôt, lui, que le décès de son père était à l’origine de ce changement.
       Qui sait, s’il se creusait la tête, il trouverait peut-être un moyen d’éviter que les autorités américaines ne le renvoient dans son Irlande natale, maintenant que son visa et toutes les prolongations de séjour possibles touchaient à leur fin.
       Il était à peine 21 heures, mais les rues qu’il traversait étaient toutes désertes. Par une nuit pareille, les gens préféraient rester chez eux.
       C’était là qu’il devrait être lui aussi, afin de profiter de ce « chez lui » qui ne serait bientôt plus le sien.
       Il remarqua qu’il pleuvait de plus en plus fort. « Les anges pleurent », disait sa mère. Et elle ajoutait qu’ils pleuraient à cause de lui.
       Il eut l’impression de la voir devant lui, les bras croisés, ses yeux très bleus rivés sur lui, dans cette attitude qu’elle adoptait lorsqu’il rentrait au petit jour.
Quand te mettras-tu un peu de plomb dans la tête, Shawn Michael ? Tu es mon fils aîné. Que vais-je bien pouvoir dire à mon Créateur quand sonnera mon heure et qu’il me demandera ce que j’ai fait de l’être que j’étais censée guider dans la vie ?

    
       O’Rourke sourit dans l’obscurité tandis que les mots de sa mère résonnaient dans sa tête.
Tu es morte avant que je te montre ce dont j’étais capable, maman, murmura-t-il. Mais j’ai bien peur de ne plus être en mesure de te montrer quoi que ce soit, si ce gouvernement reste ferme sur ses positions…
       Il soupira avant de tourner à gauche.


       Kitt Dawson pensa que la situation ne pouvait pas empirer. Mais chaque fois que cette pensée lui avait traversé l’esprit ce jour-là, le destin, avec ce sens de l’humour pervers qui lui était propre, s’était empressé de lui prouver le contraire.
       Les mâchoires serrées, la jeune femme s’agrippa au volant sans bouger. Voilà que cela revenait. Une autre terrible contraction. Elle retint son souffle, priant le ciel pour que la sensation de souffrance cesse bientôt.
       Elle avait l’impression que sa tête allait exploser. La contraction commença alors à se dissiper, la laissant couverte de sueur et affolée.
       Ses doigts relâchèrent le volant. La date de naissance du bébé n’était prévue que dans quinze jours. Le fait qu’il se présente avant l’heure ne la surprenait cependant pas. Rien ne se déroulait de façon normale, ce jour-là.
       C’était une journée à paraître dans le livre des records. Elle venait d’être congédiée de la compagnie aérospatiale pour laquelle elle travaillait, à cause de la perte d’un important contrat. Elle était alors rentrée chez elle, espérant y être accueillie par quelques mots de réconfort, pour découvrir qu’elle venait de perdre aussi le pilier de sa vie. Jeffrey, et la moitié de son appartement —, l’homme auquel elle avait donné son cœur — l’avait quittée. Comme si cela ne suffisait pas, il avait aussi emporté tous les objets de valeur, y compris la nouvelle voiture, qu’il aurait dû conduire ce jour-là chez le garagiste pour une vidange. Au passage, il avait également vidé leur compte joint.
       Compte bancaire qui était en fait le sien, vu qu’elle seule l’alimentait. Jeffrey pour sa part ne s’en servait que pour effectuer des retraits. Elle lui trouvait toujours des excuses, se disait que cette situation ne s’éterniserait pas, que tout rentrerait dans l’ordre lorsqu’il se serait ressaisi.
       Il s’était ressaisi, en effet. Au point de partir avec tout ce qui lui appartenait, et surtout, avec la jolie petite brune qu’ils avaient pour voisine.
       Elle aurait dû deviner que cela arriverait. Elle l’avait d’ailleurs pressenti, mais avait préféré se voiler la face. Ne dit-on pas que l’amour rend aveugle ? Et elle avait aimé Jeffrey. De tout son cœur.
       A présent elle le payait.
       L’amour rendait aveugle, soit, mais n’était-elle pas censée avoir un cerveau ? Et un parapluie, aussi, ajouta-t-elle en son for intérieur tandis qu’elle regardait avec une exaspération croissante la pluie s’écraser sur le pare-brise de sa voiture. Voiture qui venait de déclarer forfait.
       Il tombait des trombes d’eau. Rien à voir avec la petite pluie annoncée avec un sourire par le M. Météo de la chaîne de télévision locale. Et sa voiture, ce véhicule d’occasion jaune citron qui appartenait en fait à Jeffrey, avait choisi ce moment pour rendre l’âme, à quelques mètres à peine du croisement.
       La voiture était aussi inerte, songea Kitt non sans amertume, que Jeffrey le jour où elle lui avait annoncé qu’elle était enceinte.
       Comme il y avait peu de chances pour que le véhicule ressuscite soudain ou qu’il cesse de pleuvoir, la jeune femme comprit qu’elle devait passer à l’action. En d’autres termes, sortir de cette maudite voiture et marcher.
La situation s’améliore de minute en minute…, — marmonna-t-elle en détachant sa ceinture de sécurité.
       Elle ouvrit la portière et fit basculer ses jambes sur le côté pour s’extraire de son siège. Au moment où ses pieds touchaient la terre ferme, une nouvelle contraction s’annonça. Kitt se figea sur place, la bouche ouverte. La sensation de douleur était telle qu’elle avait du mal à respirer. Il fallait qu’elle aille à l’hôpital. Et sans plus tarder. Elle n’avait pas la moindre envie d’accoucher à l’angle de MacArthur et de Fairview. Mais, vu la cadence effrénée à laquelle s’enchaînaient les catastrophes depuis le matin, elle redoutait le pire.
       De plus en plus affolée, elle regarda vers le haut de la rue, puis vers le bas. Rien.
       Pourquoi diable n’y avait-il aucun taxi en maraude ? Elle avait entendu dire que c’était fréquent dans les grandes villes. Pourquoi pas ici ? Et pourquoi ne passait-il pas non plus la moindre voiture de police ? Si elle n’avait pas respecté ce dernier feu rouge, un véhicule de police se serait sans nul doute aussitôt matérialisé à son côté !
       Poussée par un vent capricieux, la pluie semblait arriver de toute part.
       Au prix d’un terrible effort, la jeune femme réussit à se redresser. Ses jambes avaient du mal à la porter. Elle fut prise de vertige. Les pensées se bousculaient dans son esprit.
       Elle devait de toute urgence trouver un téléphone et appeler le SAMU. Pour trouver un téléphone encore fallait-il y voir, ce qui ne s’avérait guère facile avec cette pluie qui tombait, dense, pareille à un épais rideau. Les yeux plissés, Kitt avait du mal à distinguer le feu de signalisation, de l’autre côté de la rue. Elle reconnut enfin un faible halo vert, et se hasarda sur la chaussée glissante, priant le ciel pour atteindre le trottoir opposé avant qu’une autre contraction ne se manifeste.
       S’armant de courage, elle redressa les épaules et s’efforça de marcher le plus vite possible. Son corps alourdi et les intempéries rendaient cette tâche fort difficile. Elle n’avait effectué que la moitié du trajet lorsque le feu passa à l’orange. Elle accéléra l’allure, les yeux mi-clos pour se protéger de la pluie.

 

      
       Le crissement de pneus du véhicule qui arrivait la fit hurler en retour. Elle sentit qu’elle glissait, perdait l’équilibre, et tendit les bras pour se retenir à quelque chose. Mais il n’y avait rien. Elle crut entendre la voix d’un homme, qui criait.
       Ses mains ouvertes entrèrent en contact avec l’asphalte. Durement.
       Elle était tombée. Cette pensée s’insinuait en elle quand elle vit quelqu’un se pencher au-dessus d’elle.
Vous allez bien ?  —
       Elle perçut une pointe d’accent dans cette voix. Et plus qu’une pointe d’inquiétude.
       Au prix d’un effort, Kitt réussit à reprendre pied dans la réalité. Un inconnu la serrait contre lui.
- Non, je ne vais pas bien ! lui répondit-elle d’un toncinglant.  - Je suis enceinte.
       Furieuse contre la terre entière aussi bien qu’effrayée, elle essaya de se redresser. Sans aucun succès. L’homme qui venait de lui poser cette stupide question la tenait fermement serrée contre lui.
       Dieu du ciel ! songea O’Rourke. Il avait failli renverser une femme enceinte avec sa camionnette… Prompt à se ressaisir, il s’écarta d’elle, cherchant des traces de sang.
- Vous avez surgi de nulle part…
-  Je sortais de ma voiture, et j’essayais de traverser la rue !        — Vous avez donc trouvé votre permis de conduire dans une pochette surprise ?
       Kitt repoussa son bras et tenta encore de se relever, sans plus de succès que la fois précédente. Elle avait l’impression d’être une tortue couchée sur le dos. Une gigantesque tortue enceinte.
- Mon véhicule ne vous a pas touchée, n’est-ce pas ?
       Il lui passait déjà les mains sur les bras, les côtes…
       La jeune femme en resta médusée. De quel droit cet individu se permettait-il de la palper ainsi ? Il fallait qu’elle se relève. Mais à cause de la pluie, de la douleur et de l’épuisement qui la gagnait, cette tâche paraissait de plus en plus irréalisable.
- Ecoutez, je pense que je ne vais pas tarder à accoucher, lui dit-elle avec un soupir. Je préférerais donc que vous me laissiez tranquille.
       O’Rourke s’assit sur ses talons, ignorant la pluie.
-  Je cherchais seulement à m’assurer que vous n’aviez rien de cassé.
       Puis il ouvrit grand la bouche et la fixa.
- Que… venez-vous de dire ? Que vous n’allez pas tarder à accoucher ?
       Kitt se mordit la lèvre inférieure. Il fallait qu’elle pense très fort à quelque chose afin d’oublier la douleur qui revenait, montait en elle, la paralysait.
- Oui, articula-t-elle dans un souffle.
       Que diable faisait-elle dans les rues à cette heure, par ce temps de chien, et sur le point d’accoucher par-dessus le marché ?
 -   Vous ne devriez pas être dehors, par une nuit pareille, observa-t-il.
       O’Rourke regarda autour de lui, cherchant quelqu’un qui aurait pu accompagner la jeune femme. Mais il ne vit personne.
- Et seule, par-dessus le marché, ajouta-t-il.
- Ce n’est pas moi qui l’ai choisi !
       Elle se détourna et essaya de se mettre à genoux. La sensation de douleur était si intense qu’elle avait du mal à respirer. Et soudain, au beau milieu de cette contraction, elle eut la curieuse impression de flotter dans l’air. La douleur cessa aussitôt. La surprise demeura. L’inconnu l’avait soulevée dans ses bras.
       O’Rourke se redressa, tout étonné. Cette femme paraissait bien trop légère pour porter un bébé en elle. Pourtant, à en juger par le ventre très rond qu’il avait sous les yeux, elle était indéniablement enceinte. Il regagna le trottoir et se dirigea vers l’auvent d’un magasin, afin qu’ils soient momentanément à l’abri du déluge. Comme il levait le regard, il distingua la pâle lueur de deux phares, et une vague forme de véhicule.
- C’est votre voiture ?       
       Kitt hocha la tête.
- Plus exactement, c’était. Il… il faut appeler le SAMU.
       La douleur se manifestait de nouveau, plus forte encore que toutes les fois précédentes. Sans s’en apercevoir, elle posa les deux mains sur les bras de l’homme et y enfonça les doigts. O’Rourke sentit leur pression sous l’étoffe de sa veste. Pour une femme aussi menue, elle ne manquait pas de vigueur.
- Est-ce qu’elles sont rapprochées ?       
       Comme elle le fixait, hébétée, il enchaîna :
- Les contractions. Vous en avez tous - les combien ?
       Elle cligna des paupières, attentive aux réactions de son corps. La sensation de douleur semblait s’atténuer.
- Je… n’ai pas compté.
- Environ ?      

En guise de réponse, elle serra les lèvres et s’agrippa de nouveau à son bras.
- Soit, je vais répondre à votre place, dit-il. Je crois bien qu’elles sont assez rapprochées. Très rapprochées, même.
...

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